Fait divers, un fait d’hiver 27 septembre
Il était allongé tous les soirs sur le sol d’un trottoir de Paris. Vivant mais invisible, repérable à l’odeur qui nous importunait. Mélange d’éthylisme et de manque de soins il était tout ce qu’on ne veut pas approcher, et qu’on ne veut pas voir derrière sa déchéance.
Il était difficile de lui donner un âge, mais au premier abord il avait entre 25 et 30 ans. A peine un an plus tard dix années au moins étaient venues marquer le visage juvénile. Un hiver dans la rue, au milieu de sans abris, à se battre pour survivre, à boire pour oublier. Pour oublier quoi ? Je ne le saurai jamais. Il ne me l’a pas dit, je ne lui ai pas demandé. A peine un an encore le jeune homme s’effaçait laissant passer les traits d’un homme mûr et marqué. Ca me fendait le cœur de le voir se dégrader, mais pas un mot bien sûr pour lui dire ma compassion. Deux mondes se croisent sans jamais se rencontrer, celui des sans abris et de ceux qui ne le sont pas. Chacun reste dans le sien et l’on reste séparé par un mur invisible.
Quand je rentrais chez moi, je passais devant lui, alors qu’avec d’autres il s’enivrait. Je n’aimais pas du tout les croiser dans la nuit.
La première fois qu’il m’a demandé de l’argent je lui en ai donné plus par peur que par compassion. Je n’avais pas envie, que l’alcool aidant il se mettent à m’insulter ses compagnons et lui. Fantasme paranoïaque construit bien à l’abri derrière le mur de verre qui n’attend de « ces gens » qu’irrationnel et violence. Je me souviens encore de ce qui m’a surpris, la douceur de la voix, qui m’a remercié. A mon étonnement cet homme dans la misère m’a dit « Dieu vous bénisse ». Sans que je ne m’en rende compte, les fondations du mur de verre ont commencé à être ébranlées.
Depuis ce moment là, quand je passais le soir il me disait « bonsoir » avec aménité. Parfois je m’arrêtais et lui donnais une pièce, parfois je passais juste, il me disait bonsoir. Je n’avais presque plus peur de croiser le soir, cet homme et ses compagnons.
Il était très étrange cet homme dans ma rue, il avait les cheveux longs blonds ou peut être châtains retenus en queue de cheval. Il avait sur les traits la douceur d’un visage de femme.
Quand l’hiver à nouveau a remplacé l’automne, le voir sur le trottoir avec ses compagnons, me faisait de la peine. Un soir ils ont allumé un feu de fortune. Une voiture de police les a ramenés à l’ordre. Il a fait tellement froid l’hiver de cette année, que je tremblais souvent sous mon manteau de laine. Quand je les regardais, couchés sur leurs cartons, j’avais comme un pincement de cœur et j’espérais qu’ils passeraient l’hiver. Je n’ai pourtant pas osé, lui proposer une couverture ou encore une veste pour affronter les grands froids de l’hiver. A cause du mur de verre qui séparait nos deux mondes ? Surtout ne pas sortir de ma zone de confort. Franchir le mur de verre pouvait être risqué et induire malgré moi, une familiarité que j’anticipais dangereuse. Egoïsme, égocentrisme, indifférence, peur ou lâcheté ? Le fait est que je n’ai pas franchi le mur de verre. S’il n’avait pas été dans la rue que j’habite, j’aurais pris je crois, le risque de donner puisqu’en retour je n’aurais pas couru le risque de le revoir. C’esi idiot je le crois, c’est un manque de courage, mais je pouvais ne pouvais risquer la familiarité.
Un matin en sortant, il y avait du monde, une voiture de police et un attroupement. Il était mort de froid, une nuit sur un trottoir de Paris. Un trottoir dans la rue où j’avais un abri. Pour les gens tout autour c’était un fait divers, pour la police aussi un simple fait d’hiver, un point de statistique. Pour moi c’était un homme, au visage singulier qui en moins de deux ans a vieilli de dix ans. Il me disait bonsoir quand je rentrais le soir. Il a été le premier à venir questionner un mur inconscient, le mur fait de verre. Les larmes ont coulé derrière le mur de verre. Je pleurais l’homme que peut-être personne ne pleurerait. Je pleurais sur la famille qui peut-être, ne saurait jamais. Je pleurais sur la personne derrière un mur de verre qui n’avait pas osé donner une couverture. En partant ce matin, les souvenirs reviennent et je me rappelle un sourire, de cet homme inconnu. J’emporte le regret de n’avoir pas pu dire à celui qu’on emporte, que derrière le sans abri, avait affleuré l’homme et qu’il m’avait touchée. Touchée par sa détresse et par la gentillesse qui transparaissaient malgré les vapeurs d’alcool et les bruits de l’ivresse.
Jamais je ne saurais qui était cet homme, mais je sais déjà que je ne serai plus la même. Une rencontre qui n’a pas eu lieu, aura touché mon cœur et bouleversé ma vie. En montant dans le bus pour aller travailler, je pleure un inconnu, un visage dans ma rue.
D’autres hivers s’annoncent parfois rudes parfois moins. D’autres hommes et femmes, déclassés de la société, rendus invisibles parce qu’heurtant nos consciences. Bannis de nos regards pour ne pas ébranler nos zones de conforts. Ces hommes et ces femmes sont bien existants. Individus totaux sous le nom de SDF. Ils attendent parfois au-delà de « l’aumône culpabilisée » juste un regard qui dit « je te vois tu existes ».
Je me souviens d’un soir au RER Nation deux femmes demandaient l’aumône, à quelques mètres l’une de l’autre. J’en ai passé une et suis allée vers l’autre. La seconde a crié pour dire qu’elle existait et ça a marqué mon cœur. Je suis revenue sur mes pas et je savais alors que me contenter de lui donner une pièce ne serait pas suffisant. Je me suis accroupie et lui ai parlé un peu. Je lui ai demandé pardon de l’avoir blessée. Je lui ai parlé de Celui qui a changé ma vie et sous le regard duquel elle existe toujours. Je lui ai pris la main avant de la quitter. Elle m’a autorisée à prier avec elle. Au moment de partir en me relevant, j’ai vu dans son regard une lueur spécifique. Nous étions deux personnes de deux mondes différents qui avaient dépassé les limites du mur de verre. Nous avions partagé un temps inoubliable, temps de fraternité en humanité. Elle a vu qu’à mes yeux au moins pour un instant, elle était une personne et pas une « SDF » comme on dit.
Je ne sais pas ce qu’elle est devenue. J’espère que cette rencontre peut être anecdotique, lui aura apporté une lueur d’espérance.