Mobiles : partie 5

Perdue dans ses pensées et tout à ses questions concernant la jeune passante elle reprit son chemin. Le bus qu’elle avait l’habitude de prendre le matin était sur le point de la laisser. Elle le rattrapa de justesse, car le conducteur l’ayant reconnu l’avait attendue. Elle allait pouvoir s’asseoir et reposer ses pieds meurtris. Elle y monta et s’assit avec délectation. Elle souriait en regardant les visages familiers autour d’elle. Elle les croisait chaque matin depuis deux mois et à chacun d’eux elle avait attribué un nom, une histoire et ils nourrissaient son imaginaire et rendant plus distrayants ses trajets matinaux. Elle ne connaissait pas ces gens, mais à leur insu ils lui appartenaient un peu. Elle se les était appropriés en réinventant leurs vies. 

Il y avait par exemple le monsieur d’une cinquantaine d’années, d’une élégance discrète qui était toujours assis au fond du bus, lisant le journal Libération. Il ôtait toujours son chapeau pour la saluer quand leurs regards se croisaient. Il était forcément un homme instruit et de gauche selon elle. Un professeur de français nécessairement. Il avait l’élégance qu’elle attribuait à ceux qui côtoient les belles lettres et sa façon charmante et désuète de la saluer semblait confirmer qu’il baignait dans un raffinement que Daphné attribuait au savoir procuré par les livres. Il ressemblait dans ses attitudes à l’image qu’elle s’était faite de ce grand-père maternel qu’elle n’avait pas connu. Comme l’homme descendait comme tous les matins à l’arrêt de bus qui portait le nom d’un lycée, elle était confortée dans son intuition. Elle nommait Didier. Il était certainement un professeur très humain et dévoué à ses élèves. Toute à son imaginaire, Daphné ne trouvait même pas étrange qu’un professeur de lycée soit dans le bus tous les jours à six heures quarante-cinq. L’homme avait le regard mélancolique. Elle allait travailler à lui inventer une vie qui donnerait un sens à la tristesse de don regard. Installé dans cet univers imaginaire, il devenait un héros romanesque. Sortant son petit carnet, elle prit des notes pour compléter le portrait de Didier qu’elle peaufinait jour après jour. Il faudrait qu’elle creuse la piste d’un divorce douloureux associé à la perte de la garde de ses enfants que la distance éloignait affectivement de lui. Il était forcément un homme marié à quarante cinq ans avec une jeune femme d’une vingtaine d’années qui l’avait quitté quelques années plus tard emportant avec elle ses enfants du crépuscule, ceux qui ensoleillaient sa vie et qui devaient embellir le crépuscule venant sur sa vie. Elle allait travailler à peaufiner le drame de Didier qu’elle complétait en cette matinée. 

Il y avait aussi la jeune femme maghrébine au grand manteau noir et aux petites lunettes rondes cerclées d’argent qui avait toujours les yeux plongés dans des documents tenant à la main droite un surligneur jaune, vert ou rose. Elle était forcément étudiante en sociologie. Daphné l’avait baptisée Souad. Elle en avait fait la fierté de ses parents. L’air rêveur et le sourire heureux qui parfois illuminait son visage ne pouvaient être inspirés par les théories sociologiques de Raymond Aron ou de Pierre Bourdieu. Ces sourires lui donnaient de penser que Souad avait quelque amour secret ou récent. Daphné se sentait disposée à lui inventer un Roméo dont le profil ne plairait pas aux parents de Souad. Amour secret, amour passionné, amour fragile. Daphné prenait frénétiquement des notes construisant son roman imaginaire. 

Puis il y avait Demba, dont elle connaissait le nom pour l’avoir entendu appeler un jour par une de ses connaissances. Il lisait l’Equipe ou le Parisien tout en écoutant de la musique. Elle n’arrivait pas à lui attribuer une histoire. Le fait d’avoir entendu son nom avait mis un frein à son droit à l’imaginaire. Il ne pouvait être à elle puisqu’il avait une vie propre. De plus, la consonance de son nom situait ses origines en Afrique, ce qui expliquait probablement la difficulté qu’elle avait à lui inventer une vie sans puiser dans des souvenirs d’un passé lointain enfermé dans une pièce derrière une porte émotionnelle dont elle s’était interdit l’accès.

à suivre 



Mobiles : partie 4

Il y avait longtemps qu’elle n’avait pas autant ri pensa-t-elle. La dernière fois c’était avec Philippe. 

Insidieusement, d’autres larmes vinrent se mêler à celles qui avaient été provoquées par le fou rire de Daphné. La pensée de Philippe avait ouvert des vannes d’ondes amères. Elle devait impérativement se reprendre. Elle s’était pourtant disciplinée à ne pas penser à lui hors de la casemate qu’était pour elle son appartement. 

Daphné détestait montrer son chagrin à des tiers. L’impudeur des sentiments l’embarrassait profondément. Elle avait, depuis des années, pris le pli de dissimuler ses chagrins sous le voile du rire et sous l’armure de ses traits d’esprit. Mais ce matin là, elle était désarmée. Son cerveau, comme anesthésié, ne lui envoyait malgré ses sollicitations désespérées, aucun des traits d’humour ou de dérision dont elle avait l’assidue pratique. Le vent glacial qui la fit grelotter et une douleur un peu plus aiguë à ses pieds la sortirent de sa lutte contre les larmes et édifièrent un barrage momentané contre le raz de marée de ses souvenirs. Elle se remit péniblement en marche. Chaque pas lui arrachait de discrets gémissements de douleur, mais au moins, la douleur physique la protégeait d’une autre, bien plus difficile à affronter sur un trottoir parisien et lui offrait par le biais de la colère un dérivatif à cet accès de sensiblerie matinale. 

Elle maudit intérieurement la présentatrice du journal météo qui, certainement bien au chaud dans un appartement coquet du septième ou du quinzième arrondissement, n’avait pas à affronter une température d’au moins cinq degrés inférieure à celle qu’elle avait eu l’outrecuidance d’annoncer sans la moindre nuance. 

Parce que cette colère salutaire l’éloignait de l’affliction engendrée par ses souvenirs, elle se concentra sur son courroux. Ses pensées osaient des discourtoisies que ses lèvres, bridées par des années d’éducation bourgeoise, ne se seraient pas autorisées. La pauvre présentatrice était tour à tour une cruche, une péronnelle, une grue ou une cocotte. Plus elle résistait à l’afflux de ses souvenirs, plus les épithètes qu’elle offrait en pensée à la présentatrice gagnaient en vulgarité. Mais de quel droit osaient-ils appeler cette farce sinistre prévision météo ? Pensa-t-elle avec une absolue mauvaise foi. Mais ils n’ont pas plus de crédit qu’un astrologue prétendant le lendemain du décès accidentel d’une princesse médiatique avoir vu cet événement dans les astres. Ils n’en ont pas davantage qu’un couturier célèbre annonçant la date d’une catastrophe fantaisiste sur la place de Paris et qui dans la dégringolade de ce qui lui reste de crédit médiatique se raccroche sans la moindre pudeur au dramatique effondrement de deux tours jumelles pour tenter de remonter la pente et légitimer son délire. 

- Bandes de charlatans et de crétins ! Dit-elle avec rage en frottant l’une contre l’autre ses mais gantées en dans l’espoir de les réchauffer. 

Comme un homme qui venait en sens inverse et passait près d’elle sursautait, Daphné réalisa qu’elle avait parlé très fort. Elle lui sourit pour s’excuser et vit que l’homme la regardait d’un air étrange et hâtait le pas. Prise par une impulsion subite, elle lui courut après et le dépassa. Puis, se tournant vers lui, elle lui dit : sachez cher monsieur que je revendique le droit à l’étrangeté et à l’insolite, en particulier à six heures du matin. Je me présente, je suis la présidente de la ligue pour la défense de l’auto conversation. Comme vous avez pu le constater que je ne suis pas seulement une militante, mais aussi une authentique pratiquante. Je vous souhaite le bonjour monsieur! 

Elle s’inclina ironiquement, puis, abandonnant l’homme interloqué elle revint sur ses pas. Sa folle course avait décuplé la douleur de ses pieds, mais elle était ravie de sa sortie. Elle avait, l’espace d’un instant retrouvé la spontanéité de ses vingt ans et son humour salvateur. La présentatrice météo venait d’être sauvée de ses foudres. 

Derrière elle, résonna soudain un rire tonitruant. Elle se retourna et vit sa victime qui riait aux éclats en la regardant. La voyant se retourner, il lui fit un signe de la main et secouant la tête puis, il s’en alla en riant de plus belle. 

Son n’était ni un rire moqueur, ni un rire nerveux, et encore moins un rire social. C’était un rire de franche hilarité, comme ceux qu’on partage avec des amis. C’était un rire complice. Le rire de cet homme n’avait rien d’affecté. Il n’était pas esthétique d’un point de vue acoustique, mais il était beau parce que vrai, vivant et naturel. L’homme riait comme seuls rient ceux qui savent s’abandonner à l’enchantement d’un instant de grâce. 

Daphné connaissait peu de gens qui savaient se livrer ainsi au plaisir de rire, sans affectation. 

Le rire de cet inconnu lui rappela un autre rire, un autre visage, d’autres circonstances. Le rire d’un homme qui des années durant avait été la pierre angulaire de son existence. Se retournant brusquement pour fuir ses souvenirs, elle essaya de récupérer sa colère contre la présentatrice météo pour s’en servir comme barrage pour contenir le déluge émotionnel qui menaçait à nouveau de la submerger. Une soudaine collision avec une passante la sauva de la noyade émotionnelle. Confuse, elle leva les yeux pour s’excuser et croisa un regard d’une incommensurable tristesse. Ce regard était l’expression des yeux verts d’une jeune femme métisse à la peau foncée dont la beauté du visage dépourvu de maquillage frappa Daphné. La jeune passante lui adressa ce qui dans sa palette émotionnelle devait être répertorié comme un sourire. Ce semblant de sourire déposa fugacement sur e visage de la jeune fille un voile de désespoir. Daphné eut une drôle d’impression quand cette dernière la rassura d’une voix basse et douce en lui affirmant qu’elle n’avait rien. Elle se dit qu’elle devait être du genre s’excuser si par inadvertance elle cognait un pylône. La jeune fille lui souhaitant une bonne journée et s’éloigna. 

Ce visage juvénile et triste la toucha profondément. Son imagination d’aspirant écrivain en quête d’un sujet intéressant se mit en branle. Elle se mit à conjecturer sur les raisons de la tristesse immense qui semblait habiter cette jeune personne. Elle la regarda s’éloigner faisant des efforts pour graver les traits et la silhouette de cette fugace rencontre. 

Elle eut alors, l’intuition que cette éphémère rencontre était importante. Elle se força à enregistrer le maximum d’informations physiques pour la reconnaître le jour où elle serait amenée à la rencontrer à nouveau. 

La jeune femme devait avoir entre dix-huit et vingt ans. Elle était grande et mince. Son visage aux pommettes relevées était encadré par des cheveux coupés au carré. Elle avait d’immenses yeux verts et de longs cils. Elle était magnifique, et triste. Magnifique parce que triste. La gravité qui se dégageait d’elle lui donnait une beauté mystérieuse. Elle avait la mélancolie d’une Gene Tierney dans Laura de Otto Preminger. Elle était jeune, mais avait le regard vieux d’avoir probablement croisé très jeune la laideur et la souffrance. Elle était vêtue sans recherche, comme si les vêtements qu’elle portait n’avaient pas d’autre fonction que de remplir leur rôle social de paravent contre la nudité. Elle portait un parka qui provenait certainement d’une friperie. Malgré l’inélégance de sa mise la jeune femme était superbe. Etonnée d’avoir enregistré tant de détails sur la passante, Daphné fut confortée dans l’idée que cette rencontre allait compter.

à suivre 



Mobiles : partie 3

La commerçante que trente années de métier avaient formée à lire sur le visage des clients l’évolution potentielle vers un achat comprit qu’il était temps de s’arrêter avant de rompre le lien ténu de confiance que l’argument scientifique de Montréal avait tissé. Elle espérait que ce dernier serait suffisamment fort pour résister à l’intrusion de la belle-sœur imaginaire de Sherbrooke. Ne sachant comment continuer, elle opta pour la convivialité. Se servir un café lui donnerait le temps de se donner une contenance et par ailleurs si la cliente en acceptait une tasse, elle était sûre de la garder quelques minutes de plus dans le magasin. Jetant un regard discret vers la main gauche de Daphné, elle vit une trace d’une bague et fit l’hypothèse qu’elle était séparée de son mari ou divorcée. La profondeur du sillon laissé par la bague témoignait d’une longue union. Relevant la tête elle vit l’alliance au cou de Daphné. Elle supposa que sa cliente n’avait pas totalement renoncé à l’idée de remettre un jour cette alliance à son doigt. Des années de métier en avaient fait une personne très observatrice. Elle croyait en la personnalisation de la stratégie de vente pour chaque client. Sa petite observation lui suggéra les sujets à éviter et ceux à aborder pour créer un lien de sympathie avec la jeune femme. Elle proposa poliment à sa cliente de lui offrir une tasse de l’excellent café qui lui avait été rapporté du Cameroun par un couple ami. C’était selon elle le meilleur des cafés qu’elle ait jamais goûtés. La vendeuse qui parlait juste pour meubler le temps et garder Daphné dans le magasin avait, sans le savoir, trouvé un argument qui jumelé à la culpabilité de Daphné face aux efforts désespérés qu’elle faisait, allait agir sur elle comme un accélérateur d’achat. 

 

La culpabilité provoquait souvent chez elle des comportements compulsifs. Les achats au moins aussi impulsifs qu’inutiles en faisaient partie. Elle était de ceux qui vous inondent de cadeaux pour réparer une blessure qu’ils vous auront infligée. Daphné ne demandait jamais verbalement pardon, mais faisait des cadeaux de manière extravagante. Ce comportement remontait à son enfance. Alors qu’elle avait huit ans, pour reconquérir l’amitié de sa maîtresse d’école, elle lui avait apporté deux paires de chaussures de sa maman et un sac à main. La maîtresse qui avait bien entendu restitué les cadeaux de Daphné avait réalisé que la petite vivait mal le fait de ne pas se sentir aimée et appréciée. Elle était de celles qui ne supportent pas le regard désapprobateur d’un inconnu. Ce type de regard, bien que venant d’une personne étrangère réussissait à questionner les fondations de son être. Elle ne pouvait pas supporter l’idée que la vendeuse garde d’elle une mauvaise opinion  après qu’elle aurait quitté les lieux. Daphné avait conscience de cette faiblesse. Toutefois, la conscience de cette dernière ne l’empêchait pas de continuer à y céder régulièrement. En fait, elle avait un étrange recul sur elle-même dans ces moments là. C’était comme si elle se scindait en deux entités distinctes, l’une regardant ironiquement l’autre acheter compulsivement des choses qui ne lui serviraient pas nécessairement. 

Heureusement que les commerçants ne me connaissent pas ce point faible se dit-elle en récupérant sa carte bleue avec laquelle elle venait de régler l’achat des chaussures, d’un sous-pull, de deux paires de chaussettes qui iraient rejoindre les cent vingt-huit autres dans le meuble qui leur était spécifiquement dédié, et des trois paires de collants. Les chaussettes étaient des témoins éloquents des phases de culpabilité de Daphné. C’était des chaussettes ou du chocolat. Les premières n’étaient cependant pas dispensatrices de cellulite. Parfois elle s’amusait en rangeant de nouvelles chaussettes dans le tiroir qui leur était réservé, à compter le nombre de grammes que chacune l’avait empêchée de prendre. Elle avait fait un calcul deux ans auparavant et avait réalisé que grâce à ses chaussettes, elle avait évité de prendre douze kilos. Souvent en discutant avec Lucienne et Laura ses amie et cousine, elle leur disait que les chaussettes étaient pour elles le moyen le plus efficace de ne pas grossir. C’était entre elles un private joke répété à foison. Alors qu’elle réalisait qu’elle avait réussi à se retenir à temps de faire aussi l’acquisition d’un pyjama « parfaitement adapté à la rigueur de cet hiver » aux dires de la vendeuse, Daphné se félicita du progrès accompli au regard du passé. Comme elle rangeait sa carte dans son portefeuille, elle se dit qu’elle devrait cependant travailler de nuit pendant quelques jours pour éviter que son compte ne soit à découvert avant la fin du mois suivant. Elle ne tenait pas à recevoir de multiples messages de la gestionnaire de son compte bancaire sur son répondeur téléphonique alors qu’elle s’ingénierait à filtrer ses messages tant que son découvert ne serait pas comblé. 

 

Depuis qu’elle en avait fait l’acquisition, seul le souvenir de son postérieur frappant violemment le trottoir verglacé devant son immeuble, et la promesse d’être parée pour les grands froids lui avaient donné le courage de remettre jour après jour ces chaussures et de faire taire les considérations esthétiques qui, généralement guidaient ses choix vestimentaires. 

En se repassant tous ces événements, elle riait de plus belle et de plus en plus fort. Plus elle essayait de contrôler son rire, plus il gagnait en intensité. 

Il était à peine six heures et demi du matin et sur un trottoir parisien, une femme de trente-huit ans riait aux éclats, sans vis à vis. Des passants intrigués, exaspérés, envieux, interloqués, inquiets ou amusés la regardaient mais elle ne les voyait pas. Ses yeux étaient voilés par des larmes de rire, seules larmes acceptables pour elle.

A suivre



Mobiles : partie 2

Le souvenir du jour où elle les avait achetées lui revint. Elle se remémorait le moment où la vendeuse du petit magasin spécialisé dans les vêtements et autres accessoires thermolactyl les lui avait présentées. Elle n’avait alors pu retenir un sursaut d’effroi qui avait outragé cette dernière. La commerçante, assistée par le dévouement que seul confère le besoin de conquérir ou de fidéliser sa clientèle avait retenu la remarque acerbe qui montait à ses lèvres et l’avait à la place gratifiée d’un sourire pincé, marque distinctive de la vendeuse qui cache mal son agacement. Ce curieux rictus s’accompagne en général d’une surprenante ascension vocale vers les aigus. 

La boutiquière ne faisait pas exception, sa voix montait dans les aigus quand elle parlait et, la répétition abusive du vocable « madame » qu’elle faisait particulièrement traîner, trahissait son exaspération. 

Plus tôt dans la journée, une visite dans le magasin avait pris la forme d’une femme blonde d’une quarantaine d’année, d’une élégance prometteuse. Cette dernière, après avoir demandé à voir de nombreux articles les avait gratifiés l’un après l’autre de qualificatifs peu flatteurs quant à leur esthétique et à leur qualité appuyant ses dires d’un regard hautain, puis s’en était allée, sans acheter le moindre article, après une heure et demie durant laquelle elle avait mobilisé l’affable vendeuse lui offrant comme récompense un visage revêtu du masque du plus profond dédain. Il était évident qu’elle ne reviendrait pas. 

 La pauvre vendeuse s’était retrouvée dans un fatras incroyable de chaussures, de pull-over, de collants sortis de leur boîte, et même de nuisettes. Son seul recours avait alors été de trouver à la blonde une ressemblance à s’y méprendre avec son caniche nain. C’était à se demander qui imitait l’autre. Pensa t-elle avec ironie. Elle était toute à ses pensées vengeresses quand Daphné fit son entrée dans le magasin. L’infortunée commerçante qui venait à peine de finir de ranger les dégâts causés par la tornade blonde et n’était pas disposée à donner tout son temps à quelque femme en mal d’occupation. Tout ce qu’elle avait en réserve n’était qu’une aménité de surface. 

 

Alors, face à Daphné, elle semblait reprendre son souffle entre chaque phrase, essayant par le contrôle de sa respiration, de contenir la colère qu’elle sentait monter en elle. Quelques traces de sudation sur le dessus de sa lèvre supérieure et sur son front témoignaient de la lutte interne qu’elle livrait pour résister à la tentation de dire son fait à cette énième cliente exaspérante. 

Daphné qui ignorait le quotidien d’une vendeuse, ne pouvait pas se douter que son sursaut d’effroi face aux chaussures qu’elle lui présentaient venait, dans l’esprit de la vendeuse, faire suite au masque de dédain d’une autre femme quelques heures plus auparavant. Dans l’esprit de la vendeuse, les deux femmes se confondaient. Leurs expressions se superposaient et la femme semblait au bord du malaise, tant son souffle par moments se précipitait et sa voix allait tutoyer les sommets des aigus. 

 

C’est sous cette forme langagière étrange que la vendeuse lui expliqua la fiabilité absolue des étranges revêtements pour pieds contre le froid. 

Pour apporter une caution de scientificité à sa démonstration, elle ajouta qu’elles connaissaient, depuis plusieurs des années beaucoup de succès à Montréal. Des chaussures capables de résister aux grands froids canadiens pouvaient faire l’économie de l’esthétique pensa Daphné. Voyant que son argument faisait son chemin dans la tête de sa cliente potentielle, la marchande se dit qu’il était temps de passer à la seconde phase de son imparable argumentaire pour vendre des chaussures auxquelles elle ne croyait pas elle-même. Après la science, elle allait faire appel au bon sens. La vendeuse fit alors appel au témoignage de Sylvie, sa belle-sœur qui vivait à Sherbrooke, et qui était, selon elle, une inconditionnelle utilisatrice de ces chaussures. Aucun froid canadien n’avait eu d’intimité avec ses pieds depuis qu’elle avait découvert ces incomparables protections contre les plus rigoureux des hivers. En outre, grâce à la matière spéciale qui en tapissait le fond, elle n’avait plus jamais connu de problèmes de circulation sanguine. 

Bientôt, pensa Daphné, elle va me parler de la vieille tante Berthe sauvée de justesse l’amputation grâce aux souliers miraculeux. Il ne manquerait plus qu’elle m’annonce que le ministre de la santé envisage de les faire rembourser par la sécurité sociale. Il faudrait réfléchir à proposer l’inventeur de ces chaussures au prix Nobel de médecine se dit-elle retenant le rire qu’elle sentait monter. Daphné était de celles au contrôle desquels le rire échappe aisément. Sentant la vendeuse contrariée, elle s’en serait voulue de la froisser davantage par quelque rire inopportun. Elle tenta cala sa respiration sur celle de la vendeuse pour canaliser son rire.

à suivre 



Mobiles : partie 1

Ce matin de février, alors qu’elle se hâtait vers l’arrêt de bus, Daphné grelottait. Le froid glacial avait eu raison du manteau de laine, du pull à col roulé, de l’écharpe et des gants dont elle avait pris la précaution de se recouvrir. Elle abaissa son béret sur ses oreilles et remonta son écharpe pour s’en recouvrir le nez. 

Jamais, pensait-elle, elle n’avait eu aussi froid. Ce n’était pas tout à fait exact, mais le souvenir de sensations antérieures de froid se dissipait face à la réalité de ses orteils gelés et de ses doigts qui, frigorifiés peinaient à répondre aux sollicitations de son cerveau. Elle n’avait qu’une hâte, retrouver au plus vite son petit appartement de la rue de Choisy. 

Chacun de ses pas était un supplice. Elle s’efforça cependant d’en hâter la cadence. La douleur aiguë qui répondit à son initiative la força à s’arrêter. Elle sentit des larmes perler à ses paupières. Secouant la tête pour en stopper l’afflux, elle s’interdit de se laisser aller. Elle avait conscience que si elle cédait à ce moment de faiblesse, ses larmes en appelleraient d’autres d’une nature différente, et qu’elle ne tenait pas à affronter Porte de Versailles. 

La température hivernale était aussi venue à bout de la fausse fourrure qui tapissait ses chaussures. Abaissant les regards vers ses pieds, elle se mit à rire. Ses chaussures lui semblaient en ce matin là, encore plus hideuses que la veille au soir lorsqu’elle les avait enfilées. A l’idée qu’elle les avait achetées uniquement à cause de leurs prétendues vertus protectrices contre des températures quasi polaires (et aussi pour éviter une autre chute humiliante sur quelque trottoir verglacé) son rire dériva vers un fou rire incontrôlable. 

Les affreuses chaussures avaient rompu leur accord tacite en livrant ses pieds aux morsures du froid. Les chaussures avaient pourtant pour mission principale de la protéger contre le froid tandis que sa part de l’accord était de faire en retour abstraction de leur manque patent d’esthétique. 

à suivre



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