Mobiles : partie 5 13 juillet
Perdue dans ses pensées et tout à ses questions concernant la jeune passante elle reprit son chemin. Le bus qu’elle avait l’habitude de prendre le matin était sur le point de la laisser. Elle le rattrapa de justesse, car le conducteur l’ayant reconnu l’avait attendue. Elle allait pouvoir s’asseoir et reposer ses pieds meurtris. Elle y monta et s’assit avec délectation. Elle souriait en regardant les visages familiers autour d’elle. Elle les croisait chaque matin depuis deux mois et à chacun d’eux elle avait attribué un nom, une histoire et ils nourrissaient son imaginaire et rendant plus distrayants ses trajets matinaux. Elle ne connaissait pas ces gens, mais à leur insu ils lui appartenaient un peu. Elle se les était appropriés en réinventant leurs vies.
Il y avait par exemple le monsieur d’une cinquantaine d’années, d’une élégance discrète qui était toujours assis au fond du bus, lisant le journal Libération. Il ôtait toujours son chapeau pour la saluer quand leurs regards se croisaient. Il était forcément un homme instruit et de gauche selon elle. Un professeur de français nécessairement. Il avait l’élégance qu’elle attribuait à ceux qui côtoient les belles lettres et sa façon charmante et désuète de la saluer semblait confirmer qu’il baignait dans un raffinement que Daphné attribuait au savoir procuré par les livres. Il ressemblait dans ses attitudes à l’image qu’elle s’était faite de ce grand-père maternel qu’elle n’avait pas connu. Comme l’homme descendait comme tous les matins à l’arrêt de bus qui portait le nom d’un lycée, elle était confortée dans son intuition. Elle nommait Didier. Il était certainement un professeur très humain et dévoué à ses élèves. Toute à son imaginaire, Daphné ne trouvait même pas étrange qu’un professeur de lycée soit dans le bus tous les jours à six heures quarante-cinq. L’homme avait le regard mélancolique. Elle allait travailler à lui inventer une vie qui donnerait un sens à la tristesse de don regard. Installé dans cet univers imaginaire, il devenait un héros romanesque. Sortant son petit carnet, elle prit des notes pour compléter le portrait de Didier qu’elle peaufinait jour après jour. Il faudrait qu’elle creuse la piste d’un divorce douloureux associé à la perte de la garde de ses enfants que la distance éloignait affectivement de lui. Il était forcément un homme marié à quarante cinq ans avec une jeune femme d’une vingtaine d’années qui l’avait quitté quelques années plus tard emportant avec elle ses enfants du crépuscule, ceux qui ensoleillaient sa vie et qui devaient embellir le crépuscule venant sur sa vie. Elle allait travailler à peaufiner le drame de Didier qu’elle complétait en cette matinée.
Il y avait aussi la jeune femme maghrébine au grand manteau noir et aux petites lunettes rondes cerclées d’argent qui avait toujours les yeux plongés dans des documents tenant à la main droite un surligneur jaune, vert ou rose. Elle était forcément étudiante en sociologie. Daphné l’avait baptisée Souad. Elle en avait fait la fierté de ses parents. L’air rêveur et le sourire heureux qui parfois illuminait son visage ne pouvaient être inspirés par les théories sociologiques de Raymond Aron ou de Pierre Bourdieu. Ces sourires lui donnaient de penser que Souad avait quelque amour secret ou récent. Daphné se sentait disposée à lui inventer un Roméo dont le profil ne plairait pas aux parents de Souad. Amour secret, amour passionné, amour fragile. Daphné prenait frénétiquement des notes construisant son roman imaginaire.
Puis il y avait Demba, dont elle connaissait le nom pour l’avoir entendu appeler un jour par une de ses connaissances. Il lisait l’Equipe ou le Parisien tout en écoutant de la musique. Elle n’arrivait pas à lui attribuer une histoire. Le fait d’avoir entendu son nom avait mis un frein à son droit à l’imaginaire. Il ne pouvait être à elle puisqu’il avait une vie propre. De plus, la consonance de son nom situait ses origines en Afrique, ce qui expliquait probablement la difficulté qu’elle avait à lui inventer une vie sans puiser dans des souvenirs d’un passé lointain enfermé dans une pièce derrière une porte émotionnelle dont elle s’était interdit l’accès.
à suivre