Je ne l’ai pas vue entrer : troisième partie

Ce matin comme tant de matins depuis trente ans, nous sommes assis lui et moi, face à face dans la cuisine. En trente ans nous sommes passés d’un appartement à une belle maison, mais le rituel du petit déjeuner à la cuisine n’a pas changé. Le petit déjeuner dans notre famille est sacré. C’est le repas que nous avions l’assurance de partager tous ensemble. Dans la quiétude du matin, nous prenons notre petit déjeuner. Le café, le jus d’orange, le pain grillé, le beurre, et la confiture sont posés sur la table. La table est soignée comme tous les matins depuis quelques temps. Il n’y a plus de nappe tâchée par la confiture. Il n’y a plus de jus d’orange renversé. Il n’ y a plus de lait ou de corn flakes sur le sol. les enfants ont grandi, puis sont partis. Le moment est parfait. Vu de l’extérieur. Le chant des oiseaux dans le jardin vient compléter ce tableau idyllique en apparence. Comme tous les matins, à l’autre bout de la table mon époux est plongé dans son quotidien favori tout en prenant son petit déjeuner. Il fait quelquefois des réflexions sur ce qu’il lit. Ses réflexions tiennent d’avantage du monologue que d’un prétexte à un échange avec moi. Ce matin, je ne sais pour quelle raison le silence m’est pesant. Alors que j’essaie d’entamer le dialogue avec mon époux, je ne trouve pas les mots. Je ne sais plus lui parler. J’ai perdu le lien, la communication a été interrompue. Je me rends compte qu’au fil des ans les enfants ont été notre sujet de conversation. Ce matin je n’ai rien à dire sur les enfants. J’ouvre la bouche et la referme. Je suis effrayée par les années de silence qui s’annoncent pour nous. Voici que pour la première fois je la vois distinctement, assise à table avec nous. Elle était entrée et s’était installée chez nous. Oh je l’avais vue passer furtivement quelquefois, mais je n’avais pas fait attention à elle. J’étais occupée. Occupée à prendre soin de mes enfants, occupée à tenir ma maison. Je me souviens du jour où je l’ai aperçue pour la première fois. Je sais aujourd’hui qu’elle était déjà là, mais c’est la première fois qu’elle m’est apparue. Je l’ai vue pour la première fois le jour où mon époux et moi avons commencé à faire chambre à part. C’était plus pratique parce qu’il travaillait tard la nuit et la veilleuse m’empêchait de dormir. Ce jour là, je l’ai vue. Elle était debout dans les escaliers. Ce matin, assise à table avec nous, elle est à son aise. Elle a des attitudes de maîtresse des lieux. Comment n’ai je pas su voir la place qu’elle prenait dans ma maison ? Je ne peux me taire et me surprends à dire à Hervé mon époux :

 

« depuis combien de temps habite t-elle chez nous ? ». Mon époux me regarde surpris. Surpris par les mots qui troublent le rituel matinal, surpris par la teneur de ces mots qu’il ne relie à rien. « Comment ? » Me répond t-il. Je lui repose la question au mot près : « depuis combien de temps habite t-elle chez nous ? »

 

« Mais de qui parle-tu Elisabeth? » « Mais d’elle, ne la vois tu pas ? Elle est assise juste là à ta gauche et elle est tout à fait à son aise dans notre maison » Mon époux la regarde et semble interrogateur. Il la voit enfin. « Qui êtes vous et que faites vous chez moi ? ».

 

Je ne peux m’empêcher de prendre la parole « mon pauvre Hervé si tu ne la reconnais pas c’est sans espoir ». Mon époux me regarde l’air encore plus troublé. Il me dit alors : « tu sembles bien la connaître Elisabeth. Alors dis-moi qui est-ce ? » Alors que je m’apprête à répondre à mon époux, elle prend parole et dit : « Je suis la solitude ».

 

 



Je ne l’ai pas vue entrer : deuxième partie

Les enfants nous éduquent en tant que parents tandis que nous les éduquons et les accompagnons sur le chemin de leurs apprentissages. Mes enfants m’ont appris à être humble et à me laisser enseigner par eux. On ne peut être le même parent pour chacun de ses enfants. On s’adapte, on se découvre on se redécouvre. Ma grande cousine disait souvent « être parent c’est un métier ». Ca me faisait rire alors. L’expérience m’a appris que c’est un métier à plein temps. Du jour où je suis devenue mère, j’ai appris qu’il n’ y a pas un instant de ma vie pendant lequel je ne suis pas mère. Un métier à plein temps. J’aurais dû apprendre à faire des pauses pour penser ma vie en dehors de ma maternité. Pendant ce temps, elle s’est installée dans ma maison j’étais trop occupée pour la voir prendre ses aises. L’identité de relation à ses enfants est un leurre. L’identité d’amour j’y crois, mais l’identité de l’expression de cet amour maternel est à mes yeux impossible. Les enfants n’ont pas les mêmes besoins, avec eux à chaque instant j’ai dû me réinventer comme mère parfois jusqu’à l’épuisement de mes ressources. Je suis la mère de trois enfants. Trois personnes uniques tant dans leurs attentes, que dans leurs sentiments, et dans leurs besoins. On articule différemment son rôle de mère selon qu’on est avec ses trois enfants à l’heure du goûter ou qu’on est en tête à tête avec l’un deux pour une raison ou une autre. J’ai essayé de construire une relation unique avec chacun de mes enfants. Je pense y être arrivée. Mes enfants ont grandi depuis. Marjorie mon aînée est une femme indépendante qui a en elle une confiance magnifique que je ne cesse de lui envier c’est une jeune femme de vingt neuf ans qui sait ce qu’elle veut. A quatorze ans elle voulait être avocate et travailler à l’international. Elle est avocate spécialisée dans le droit international on la dit brillante et dans son cabinet elle est promise à un brillant avenir. Michel a choisi de vivre en Inde. Je ne comprends pas ses choix, mais il est heureux. Il dit que ses racines sont indiennes. Je suis amiénoise et mon époux est berrichon. Nous avons élevé nos enfants à Paris. Les racines indiennes de mon fils ont pris corps lors d’un voyage humanitaire. Il est aujourd’hui médecin à Pushkar. Il s’est marié avec Asha, une ravissante indienne. Mon fils a le regard qui brille quand il dit que son nom veut dire espérance. Asha ne parle pas français, mon anglais est rudimentaire. Je la connais peu mais ses yeux brillent quand elle regarde Michel. Elle l’appelle Ajay et mon fils rayonne. Il paraît que ça veut dire invincible. Ils sont heureux. Mon fils et ma belle-fille ont deux enfants : une fille Lavanya qui signifie la grâce et un fils Parakram qui signifie la force. Je ne les ai vus qu’en photos pour l’instant. Ils ont six mois et deux ans. Ils sont magnifiques. Il ont pris le meilleur de l’occident et le meilleur de l’orient et ils sont parfaits. Je me suis remise à l’anglais pour communiquer avec ma belle-fille et avec mes petites enfants quand ils seront en âge de parler. Cet été je vais à Pushkar pour les voir. Je ne comprends pas ses choix de vie mais mon fils est heureux. La dernière fois que je lui ai parlé il m’a dit qu’il avait une grande nouvelle à m’annoncer. Quelquefois je ne peux m’empêcher de lui demander s’il se nourrit normalement et s’il a pensé à renouveler ses vaccins. La mère poule en moi oublie quelquefois que son grand fils est médecin. Je le vois si peu. Mais je ne l’ai jamais vu aussi heureux que depuis qu’il vit son rêve dans le pays dans lequel un berrichon picard a trouvé ses racines. On ne choisit pas le lieu de sa naissance. Parfois on a le privilège d’adopter un pays et d’en être adopté. On reçoit quelquefois le cadeau de s’enraciner dans un pays qui devient sien. La première fois qu’il a atterri en Inde Michel m’a raconté qu’il a su qu’il était chez lui. Sa rencontre avec Asha a conforté ses racines. Mon cœur de mère anticipant son départ a tremblé alors qu’il parlait avec enthousiasme de son pays de coeur. J’ai su qu’il repartirait. J’ai su que mon fils avait trouvé sa place. Il a terminé ses études et il est parti s’installer en Inde. Mon cœur de mère tremble chaque fois que les nouvelles du Pakistan si proche de l’endroit où vit mon fils sont alarmantes. J’apprend à taire mes peurs en sa présence et le laisser être heureux sans s’inquiéter de moi. Les rêves de mes enfants sont si différents des miens. Marjorie rêve d’une brillante carrière, je me suis rêvée mère. Je retiens mes rêves de jouer avec les petits enfants qu’elle pourrait me donner. Marjorie n’a à ses dires aucun rêve de maternité ni de robe blanche, encore moins de fleurs d’oranger. Renoncer à mes rêves de tribu pour laisser mes enfants essayer de vivre leurs rêves. Etre leur mère est un apprentissage permanent et une réinvention au quotidien. Mes seuls petits enfants, probablement les seuls que j’aurai jamais, vivent bien loin de moi. Avant-hier nous sommes rentrés mon époux et moi du Canada où Mélanie est devenue une religieuse, membre à part entière de la communauté dans laquelle elle vivait depuis quelques temps. La petite Mélanie s’est effacée. On l’appelle « sœur Marie Elisabeth ». En renonçant à sa vie d’avant, elle a choisi d’accoler mon prénom « Elisabeth » à celui de celle qu’elle vénère. Ma tendre enfant m’a envoyé ainsi un message. C’est elle qui avait choisi son deuxième prénom. Elle unissait en un nom les prénoms deux femmes qu’elle admirait le plus et qui étaient pour elle le symbole de l’abnégation de la maternité. Le symbole de la mère qui laisse son enfant aller vers son destin quitte à avoir le cœur rempli de larmes. Quand elle m’a dit cela, j’ai pleuré. Ma fille ne pouvait pas mieux me dire sa tendresse et son respect. Sœur Marie Elisabeth. Ma fille. Mes enfants ont fait des choix de vie différents des miens, différents de ceux que j’aurais faits pour eux. Mais j’ai vu le visage de ma fille s’illuminer, comme si elle avait rencontré la vie qui lui convenait. Elle est heureuse, sereine, apaisée. Ma petite fille fragile et apeurée se révèle forte. Elle n’a plus besoin de moi. C’est à la fois rassurant et difficile. Mes contradictions de mère sont nombreuses. Mais quand je vois son visage s’illuminer comme je l’ai vu la semaine dernière, mes rêves pour elle cèdent devant l’expression magnifique d’un bonheur auquel je suis étrangère et qui n’a rien à voir avec mes rêves pour elle. Mélanie s’efface pour laisser la place à sœur Marie Elisabeth.



Je ne l’ai pas vue entrer : première partie

Je ne l’ai pas vue entrer chez nous. Je ne l’ai même pas remarquée quand elle s’est installée, j’étais une femme occupée, très occupée. Occupée à tenir les différents rôles de ma vie. J’étais une épouse, j’étais une mère. Mes journées passaient à un rythme démentiel. Entre les courses, les devoirs des enfants, la maison à tenir, les réunions à l’école, les bobos à panser, les amis à recevoir, les dîners pour accompagner la carrière de mon mari, je n’ai pas vu le temps passer, et je ne l’ai pas vue établir sa demeure dans ma maison. Il y a eu les bébés, les biberons la nuit. Il y a eu les angoisses liées à l’entrée à la maternelle. Je me souviens aussi du temps des premiers chagrins d’amour des enfants, suivis sans prévenir des rébellions adolescentes. Le temps passait vite. Tellement vite. A chaque étape de la vie de notre famille, j’étais occupée. Occupée à réinventer mon rôle de mère. Rôle unique pour chacun de mes enfants. Mes enfants, mes trois enfants, livrés sans mode d’emploi. Mes enfants pour lesquels il fallait trouver à chaque instant une créativité impossible à dupliquer à l’infini. Avoir des enfants a fait éclater la bulle dans laquelle était enfermé mon fantasme de mère parfaite. Au fantasme de la mère parfaite mais fantasmagorique, s’est substitué celui de la mère aimante et présente pour ses enfants au besoin. Mélanie ma petite dernière a toujours été fragile. Elle est née prématurément et il a fallu aller chercher la vie en elle pour qu’elle ne renonce pas à combattre pour vivre. Elle en a gardé une santé fragile et délicate. Elle est sensible des bronches ma Mélanie et enfant elle était un véritable aspirateur à maladies infantiles. Elle nous a tout fait de la rougeole aux oreillons, en passant par des bronchites à répétition. Avant d’avoir sept ans elle a déjà failli mourir trois fois suite à une pneumonie. La fragilité de mon enfant a réveillé en moi la mère poule qui n’avait pas su s’exprimer dans toute sa plénitude avec les aînés. A toutes les étapes de sa vie avec nous, ma fille a eu besoin d’une maman câline. De la maman qui panse les bobos aux genoux à celle qui étreint sa fille pour panser les bleus de l’âme. Oui j’étais occupée. Occupée à être pour elle une maman attentive, une maman à l’écoute, une maman disponible. C’est qu’elle avait le sens du drame notre Mélanie. Elle avait des peines paroxystiques ma fille. Avec elle j’ai été une maman poule en majuscule. Michel et Marjorie ont été plus classiques dans leur parcours de l’enfance à l’âge adulte. Ils étaient en bonne santé et autonomes. J’ai dû apprendre à être la maman d’un petit garçon, puis d’un adolescent. Comme j’ai eu peur d’être pour lui une maman castratrice ou surprotectrice ! Etre maman c’est vouloir avec passion le bonheur de ses enfants quitte à anticiper leurs besoins. Avec Michel j’ai appris à replier mes ailes de maman poule pour le laisser faire ses erreurs. Pour ne pas l’empêcher de tomber, mais plutôt être là pour l’aider à se relever au besoin. Faire la différence entre l’anticipation des besoins de mon fils et la prévention de ses désirs ce n’était pas simple. C’est ce que Michel m’a appris, progressivement, quelquefois par des crises, mais j’ai appris à le laisser prendre son envol loin de moi. Heureusement. Combien de fois ai-je vu de l’exaspération dans son regard d’enfant quand une fois encore j’avais essayé de l’empêcher de tomber. Ce n’est pas facile de laisser son enfant faire des erreurs en se retenant d’intervenir. J’aurais voulu fixer des coussins à ses genoux pour l’empêcher de se faire mal en tombant. J’aurais voulu faire du sol un lit de mousse pour adoucir ses chutes. Mais il fallait à la place que je me retienne de l’empêcher d’apprendre quitte à tomber quelquefois. Comme j’ai eu du mal à ne pas lui faire la leçon en permanence, à ravaler mes certitudes pour le laisser bâtir les siennes. La maman poule a les défauts de ses qualités, elle caquette à l’envi en couvant ses poussins tout en les noyant sous un déluge de mots. Elle est capable de donner sa vie pour ses poussins la mère poule. Mais ses poussins ont parfois l’impression qu’à force de mots elle va les rendre fous. Comme il a été violent pour moi de me retenir de transposer mon expérience de la vie sur lui au point de l’empêcher de faire la sienne. J’ai dû apprendre à le laisser apprendre sans moi et j’ai du apprendre à me laisser enseigner par sa vie et apprendre de lui, à apprendre par son regard. Précéder les désirs de son enfant, fantasme inaccessible d’une mère qui se rêvait parfaite et qui n’était qu’une mère.

 



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