Fuir le bonheur … Partie 6 27 mai
En se dirigeant vers la porte pour l’ouvrir, elle se séchait machinalement les cheveux. Elle avait encore dû chanter trop fort, elle allait devoir affronter le regard noir de madame Martini, sa voisine, qui allait lui expliquer avec une voix de maîtresse de CP en détachant chaque syllabe, que la musique était trop forte et que même à dix neuf heures on n’avait pas idée de hurler comme un goret que l’on égorgeait. Comme à son habitude elle s’excuserait d’avoir troublé la quiétude de l’immeuble et elle inviterait madame Martini à prendre un thé pour se faire pardonner. Madame Martini sourirait et elle entrerait dans son appartement tenant à la main comme par hasard des brownies ou des cookies. Elles éclateraient de rire, tandis que madame Martini entrerait pour partager avec elle leur soirée entre filles.
Monsieur Martini était un homme affable qui travaillait dans une fabrique de composants électroniques. Il était chef comptable et son épouse et lui avaient quatre enfants âgés de dix à seize ans. Ils avaient fait le choix de vivre sur son salaire tandis qu’elle prendrait soin des enfants et de son foyer. Madame Martini n’avait pas eu de maman et le traumatisme de ce vide lui avait donné de croire qu’une bonne mère se devait d’être présente quand ses enfants rentreraient de l’école, du collège ou du lycée. C’était une vie qui l’épanouissait, tout au moins jusqu’à ce que sa petite dernière rentre au collège. Elle avait envie de retravailler, mais à mi-temps pour être présente à la maison quand ses enfants étaient là. Elle s’était mise à l’heure américaine pour la préparation de ses gâteaux faits maison. Les enfants étaient passés de l’ère du quatre quart et des madeleines à celle des cookies et des brownies. La cuisine était devenue pour cette femme de trente six ans l’espace d’expression de sa créativité. Elle aimait sa famille au travers de ses prouesses et de sa créativité culinaires. Elle faisait la cuisine sous le regard cathodique des héros de ses feuilletons. Madame Martini avait une dépendance aux feuilletons et séries américains. Du « soap opéra » à la série télévisée, elle était incollable. Elle connaissait par cœur les personnages de « Desperate housewives », de « Grey’s Anatomy » comme ceux plus anciens de « Côte Ouest ». ou de « Dynastie » dont elle regardait les rediffusions avec un égal bonheur, tout en se moquant des brushings de l’époque. Madam Martini avait même parlé à sa voisine d’une série dont elle regardait avec délectation la rediffusion sur le câble. Cette dernière n’avait jamais entendu parler « Falcon Crest ». Sa voisine lui affirmait que dans ce feuilleton il y avait le première épouse de Ronald Reagan, lui apprenant par la même occasion que l’ancien président des Etats Unis avait eu une première épouse. Elle soutenait que le président Reagan aimait le même type de femme. Sa voisine l’entraînait dans des réalités qui la détendaient et elle aimait passer du temps avec elle parce qu’elle découvrait que des choses très surprenantes retenaient l’attention de sa voisine. Elle était capable de citer dans l’ordre les époux d’Elisabeth Taylor ! Cependant, elle pouvait tout autant discuter de politique en fustigeant le manque de bon sens chez les gouvernants, et de littérature. A l’université, madame Martini avait fait des études de lettres modernes et avait une passion pour Maupassant. Elle avait interrompu ses études en licence pour se marier.
Elle était surprenante, un concentré de culture et de subculture, le profil traditionnel de la ménagère de moins de cinquante ans dans certains de ses aspects tout en cassant le moule de la caricature qu’on en faisait. Elle n’aurait jamais regardé Julie Lescaut ou Navarro, encore moins le Commissaire Moulin mais elle regardait les soap opéra de la deuxième chaîne le matin après que son époux et les enfants aient quitté la maison. Elle n’aurait jamais regardé les émissions tire larmes et faussement empathiques de la télévision présentées par quelque gendre idéal de pacotille. Elle n’aurait pas regardé une émission de télé réalité, elle aimait la fiction et détestait la manipulation du réel. Elle était un être volcanique et généreux explosant de colère comme de rire, tout en étant capable de se taire pour écouter. Une musique écoutée trop fort un vendredi soir avait ouvert la porte à une belle amitié. Pourtant elles ne s’appelaient pas par leurs prénoms et se vouvoyaient toujours. Monsieur Martini avait été informé par son épouse que désormais le vendredi soir elle passerait une soirée entre filles chez Madame Ekambi, la voisine du dessus et sa nouvelle amie. C’est tout naturellement que le rituel s’était installé. Quand monsieur martini rentrait, elle montait chez madame Ekambi et son époux se chargeait de faire manger les enfants et de s’en occuper. Pour une fois qu’il pouvait passer du temps avec eux sans la pression d’un réveil matinal le lendemain, il en profitait et les enfants n’avaient pas l’air de s’en plaindre. Chez les Martini on était complice et la vie se déroulait entre cris et rires mais sans drames.
La première fois que madame Martini sa voisine était venue frapper à sa porte l’air courroucé, elle s’était confondue en excuses en promettant de faire attention au bruit à l’avenir. Sa désolation était telle que madame Martini avait laissé fondre sa colère, touchée par la sincérité de son repentir et l’air profondément désolée de sa voisine. Elle était venue pour une rixe et elle s’était surprise à sourire à la femme en peignoir vert. Elle lui avait spontanément dit « je viens de faire des cookies, je pense que ça vous fera du bien d’en manger un petit peu. Je vais vous en chercher et je reviens dans une minute ». Elle n’avait pas eu le temps de dire non que sa voisine s’était engouffré dans les escaliers en lui criant de ne pas fermer la porte. Elle était revenue plus tard avec assez de cookies pour nourrir un régiment. Madame Ekambi lui avait proposé d’entrer et de prendre un thé pour accompagner les cookies si généreusement offerts. Ainsi était née leur amitié.
Ce soir elles allaient regarder les aventures des Desperate Housewives tout en se faisant une manucure, une pédicure et des soins du visage. Madame Martini était une experte en soin de beauté et l’avait conseillée dans sa démarche de reprise en main de son physique.
Vêtue d’un peignoir vert pâle en éponge, les cheveux en bataille et tenant une serviette à la main elle ouvrit la porte d’entrée avec un grand sourire pour accueillir madame Martini. L’homme se tenait devant sa porte. Dans la main gauche il tenait un immense bouquet de fleurs.