Elle m’appelait Tiki : partie 9

Le soir après leur départ, comme chaque soir je suis entrée dans sa chambre pour lui souhaiter une bonne nuit. Elle était épuisée mais si heureuse. Elle m’a tendu la main et a dit « Nadine Tiki, viens. ». Je me suis assise sur le lit. Elle m’a demandé « dis moi ma chérie comment dit on petite fille dans ta langue maternelle ? » Je lui ai répondu la gorge nouée par l’émotion « on dit muladi » « Alors pour dire petite fille chérie on dit muladi tiki ? ». Je lui ai répondu « non Mbambe on dit « Tik’a muladi ». Elle m’a regardé et a murmuré « Tik’a muladi » en m’ouvrant les bras. J’ai posé ma tête contre son cœur. Elle a murmuré encore et encore « tik’a muladi ». Je pleurais contre son sein parce qu’elle faisait de moi sa petite fille, pas seulement sa chérie, mais sa petite fille chérie. Le fait d’avoir vu ses petits enfants, de les avoir étreints l’autorisait à me faire de la place dans cette relation là.

Ses petits enfants sont revenus souvent avec leur père, mais sans leur mère. Mbambe était heureuse et apprenait à connaître leurs goûts. Ils lui téléphonaient souvent. C’était trop tard pour être complices, mais heureusement ça ne l’était pas pour s’aimer. Les enfants l’aimaient. Elle était si facile à aimer. Six mois après s’être installée chez nous, Mbambe est morte dans son sommeil.

Le jour de son enterrement le ciel était orageux. Je me tenais en retrait et je pleurais. Elle allait me manquer au delà des mots. Ma consolation je la puisais dans la sérénité sur ses traits au moment de sa mort. Elle était partie heureuse d’avoir pu profiter un peu de ses petits enfants.

Ils l’appelaient grand-mère, je l’appelais Mbambe. Et elle m’appelait avec un accent délicieux « tik’a muladi ». C’est le magnifique cadeau qu’elle m’a laissé, sa voix qui chantonnait sa tendresse pour moi dans ma langue maternelle.

Le vase en verre qui venait de se briser avait fait remonter tous ces souvenirs alors que du balcon de l’appartement dans lequel étudiante je vivais avec ma famille, je voyais mettre dans un camion de déménagement les souvenirs de la vie de ma grand-mère de cœur, je ne pouvais m’empêcher de pleurer. Pour Jacques son fils qui supervisait les opérations, le vase qui venait de se briser n’était que du verre. Pour moi c’était le témoignage d’un amour magnifique qui venait de se briser. L’amour absolu qu’avait éprouvé une femme que j’avais aimée bien plus que bien des membres de ma famille. Nous nous étions trouvées.

Alors que je regardais s’éloigner les déménageurs, j’ai senti dans mon sein je sentis remuer mon bébé, ma petite fille. Elle s’appelera Léone.

Un jour je lui raconterais la vie de son arrière grand mère d’adoption, ma grand-mère adoptée, celle qui m’appelait Tiki.

(Fin)



Elle m’appelait Tiki : partie 8

Après l’épisode de la visite de son fils, la santé de Mbambe s’est mise à décliner. Elle parlait d’aller retrouver Robert. Six mois après mon mariage, elle était si faible que j’avais peur de la laisser seule. Je m’inquiétais pour elle et passais la voir tous les soirs. Parfois je surprenais son regard posé sur les photos de sa famille et ça me brisait le cœur. Je ne pouvais plus la laisser toute seule. Patrick et moi lui avons proposé de venir vivre chez nous. Il en a fallu du temps pour la convaincre. Nous l’avons prise avec nous et elle a passé les six derniers mois de sa vie dans notre appartement. Son fils prévenu de la situation avait fait le voyage pour nous rencontrer.

Mbambe avait informé son fils de son déménagement après son installation chez nous. Ce dernier avait pris le premier avion pour Paris. Je le revois nous interrogeant avec suffisance nos intentions vis à vis de sa mère. J’ai explosé et près de cinq ans de colère rentrée lui ont explosé à la figure. Les mots se bousculaient et je ne me rendais même pas compte que j’étais en train de faire la leçon à un élu de la nation, à un député-maire. Je me souviens lui avoir dit que c’est scandaleux d’avoir honte de sa mère sous prétexte qu’elle est une femme modeste. Je lui ai dit qu’il avait privé ses enfants d’une merveilleuse grand mère. Je criais et je pleurais de rage, je ne pouvais me retenir. Avec du recul je sais avoir été totalement hystérique « Honte à vous monsieur le notable » j’appuyais volontairement sur le mot notable disant l’intensité de mon mépris. Dans ma colère, je ne pensais pas à Mbambe qui, dans la chambre qui devait m’entendre.

« Vous n’avez qu’une noblesse d’apparat monsieur le député maire. Et vous osez venir chez moi nous accuser de vouloir profiter de votre mère ? Mais où étiez vous quand elle avait besoin de vous ? Vous êtes un être vil et méprisable vous qui n’avez pas su voir la femme extraordinaire qu’est votre mère et qui l’avez privée de ses petits enfants. Pour qui vous prenez vous en venant chez moi et en me prenant de haut ? Honte à vous monsieur le député. Remballez votre morgue et vos questions insidieuses et sortez de chez moi. Je ne vous interdirai pas de revenir parce que votre mère sera heureuse de vous voir. Mais pour l’instant dehors ! »

Le grand homme était interloqué. Il devait y avoir longtemps qu’il n’avait pas croisé quelqu’un qui ne tremble pas devant lui. Le visage de l’homme s’est décomposé et il y a eu comme un tremblement au niveau de son menton. Ma colère retombée je me sentais vidée. Je trouvais plus sage de m’asseoir un instant. Sans l’avoir prévu, je me surpris à lui dire « Votre mère n’en a je le crains, plus pour longtemps Pourquoi ne pas lui adoucir ses derniers jours ? Elle sera mieux ici que dans une maison de retraite. Ici elle sera entourée d’affection. Je n’ai pas envie de me battre contre vous, mais je me battrai de toutes mes forces pour que mbambe ne passe pas ses derniers jours dans la solitude » j’ai vu passer un petit garçon dans le regard de l’homme qui me faisait face. son fils. L’homme a souhaité voir sa mère avant de se retirer. Je les ai laissés tous les deux. Il est resté dans sa chambre une heure au moins. Après le départ de son fils, j’ai glissé ma tête dans l’entrebâillement de la porte. Mbambe s’était endormie un doux sourire aux lèvres. Que s’étaient-ils dit ? Je ne le saurai jamais. A la fin de la semaine, son fils est arrivé avec son épouse, sa fille et ses deux fils. J’ai vu des larmes de bonheur dans les yeux de Mbambe Leone. Elle rayonnait. Elle les voyait enfin, elle les touchait enfin. C’était un moment bouleversant. Ils sont restés à Paris trois jours et sont venus voir Mbambe chaque jour. Au moment de partir elle les a serrés dans ses bras et quand sa belle fille s’est approchée, elle a murmuré « merci ». Mathilde la bru a eu l’élégance de rougir. Tout était dit. Jacques le fils a embrassé sa mère. Il semblait ému. Je n’ai jamais su ni compris ce qui pouvait expliquer son comportement d’avant et d’aujourd’hui. Je respectais l’amour d’une mère et m’interdisais de la questionner.

(à suivre)



Elle m’appelait Tiki : partie 7

Comme elle me racontait son histoire, je réalisais que j’avais envie de vivre une histoire exaltante. J’avais vingt ans, William en avait vingt deux. Notre histoire était rythmée par des habitudes d’un vieux couple. Je n’avais pas envie de cette tranquillité, j’avais envie de folie, j’avais envie d’admirer l’homme que j’aimais, j’avais envie d’accélération du palpitant à son approche. Mbambe sans parler de moi me montrait le chemin. Je voulais au soir de ma vie avoir cette lueur dans le regard pour une personne au moins. Je pensais à Patrick qui refusait d’avoir la vie tracée à l’avance. Pourquoi la pensée de Patrick m’assaillait elle soudain ? Patrick m’irritait au plus haut point. Je ne supportais pas son côté flambeur et insouciant. J’avais toujours tout planifié. Il suscitait en moi des irritations trop exacerbées, mais je n’avais jamais pensé à m’interroger sur elles. Je l’avais rencontré lors d’une manifestation de SOS Racisme. Il m’avait regardé et avait affirmé avec aplomb que j’étais la femme de sa vie. Je l’avais envoyé paître. Je n’avais pas envie de me laisser distraire par un dragueur. Moi que ne l’avais jamais remarqué avant je le voyais désormais partout. Comment avait-il eu vent de mon anniversaire ? Il m’avait envoyé un portrait de moi alors que jamais je n’avais jamais posé pour lui. Le portrait était magnifique comme s’il avait vu cette autre moi que je cachais sans le savoir. Comme je le regardais étonnée, il m’avait dit en touchant sa poitrine que chaque trait de mon visage était gravé là. J’avais réagi par l’irritation et je l’avais planté là. Patrick me troublait, je convertissais ce trouble en colère pour pouvoir l’assumer sans faire exploser les plans d’une vie bien tracée. En écoutant ce soir là ma mamie de cœur, il venait envahir mes pensées et s’y installait comme chez lui, comme une évidence. Il m’apparaissait comme le seul capable de m’ouvrir à un amour absolu comme celui que Mbambe et Robert avaient partagé. Les confidences de Mbambe avaient rompu les digues de ma vie bien tracée m’invitant à prendre le risque de vivre hors des sentiers battus de mes sécurités. Il était étrange qu’une mamie de quatre vingt ans me rende à mes vingt ans.

 

J’ai tant de souvenirs avec elle. Alors que je regardais déménageurs emporter ce qui avait fait sa vie, des larmes roulaient sur mon visage. Je regardais les morceaux de verre du vase à la fleur unique, symbole d’un amour inventif.

 

Pendant cinq ans, elle avait été ma grand mère et mon amie. Je sais avoir été sa petite fille d’une certaine manière. J’aurais du mal à dire tout ce que je lui dois. Grâce à elle j’ai quitté les sentiers tranquilles pour oser la vie. Grâce à elle j’ai affronté les remontrances de mes parents, résisté à leurs pressions alors qu’ils arguaient des dépenses somptuaires qu’ils avaient déjà engagé. Le souvenir du visage radieux de mon amie alors qu’elle parlait de Robert suffisait à m’encourager à ne pas baisser les bras. William ne comprenait pas que je « quitte un jeune homme promis à bel avenir pour un artiste râté et désargenté, un professeur d’arts plastiques par dépit. »

 

Les trois dernières années de la vie de Mbambe Leone, nous avons souvent parlé de Robert, et de Bernard. Elle avait une immense tendresse, un amour profond et une loyauté infinie pour Bernard. Pour Robert éternellement jeune dans sa mémoire elle avait un cœur de jeune fille. Je me souviens du jour où je lui ai annoncé que j’avais rompu avec William elle avait souri et m’avait dit « on n’a qu’une fois vingt ans ma Tiki alors aime avec passion, n’aie pas peur de te brûler, approche au plus près du feu de la passion. C’est un feu qui garde une étincelle dans ta vie pour toujours ; Aime ma Tiki comme on aime à ton âge ». La seule personne que je lui ai jamais présenté c’est Patrick. Je voulais inconsciemment qu’il passe test de ma mamie. Ils se sont tout de suite entendus. Un coup de foudre, une évidence. Nous étions tous les trois de la même famille. Patrick n’a jamais essayé de toucher à mon vendredi. A ma grande surprise il regardait des épisodes de Maigret chez lui pour en parler avec Mbambe à l’occasion, lui qui goûtait peu la lenteur des fictions françaises. Plus le temps passait, plus je découvrais sous sa légèreté une élégance d’âme qui me séduisait. Nous avons fêté les quatre vingt deux ans de Mbambe tous les trois, il lui a offert un livre de Simenon et un recueil de poèmes. Il avait compris que Mbambe aimait la poésie. L’être fantasque que je soupçonnais se révélait fantaisiste et profond. Je me souviens que Mbambe disait souvent « il me rappelle Robert avec lui on ne s’ennuie pas n’est-ce pas ma Tiki ? C’est un être solaire, comme mon Robert». L’image de Robert a été une aide précieuse pour m’accompagner dans mon abandon à cet amour qui, je le savais, ne serait jamais tranquille. Patrick est tout en paroxysmes, il ne connaît pas la tiédeur. Il vit tout à l’extrême et refuse tout compromis. Il vous entraîne dans un tourbillon à cent à l’heure et est capable de décider d’un voyage en terre lointaine du jour au lendemain. Nous avons été au Mexique, à Bamako, au Nicaragua et en Inde en moins de deux ans. J’ai découvert des cultures différentes avec un regard non touristique. Nous avons eu des scènes homériques. Des portes qui claquent des verres qui se brisent et des réconciliations à l’avenant. Mais depuis que nous sommes ensemble, je ne me suis jamais ennuyée.

 

Je n’aurais pas imaginé Patrick me demandant en mariage. Nous nous sommes mariés il y a un an. Et je ne suis pas près de m’ennuyer avec cet homme. En revanche je ne suis pas sûre d’avoir assez de souffle pour le suivre toujours.

 

 

 

 

Ma grande joie est de revoir le visage radieux de Mbambe à la mairie. Elle est gravée dans ma mémoire et sur des photos qui racontent ce jour.

 

Elle avait tenu à ce que je porte un de ses chapeaux. C’était un chapeau couleur crème des plus ravissants. Je me souviens encore de son émotion quand je lui ai demandé d’être mon témoin à mon mariage. Elle était bouleversée. Qui d’autre qu’elle aurait pû l’être ? Elle à qui je dois la découverte de celle que je suis ? Je la revois encore fragile ut digne apposant sa signature sur le registre qui consacrait mon état de femme mariée. Nous étions installés Patrick et moi du côté de Bastille, mais tous les vendredis, j’avais ma soirée avec elle.

 

 

(à suivre)



Elle m’appelait Tiki : partie 6

Elle avait seize ans quand elle avait connu Robert. Ils s’étaient rencontrés au bal du village. La jeune Leone, qui se révélait ravissante était courtisée par tous les jeunes gens du village. Son carnet de bal était bien rempli. Elle avait promis une danse à Jean, une autre à Paul, sur l’insistance de sa mère, elle avait réservé une valse pour Bernard. Aucun jeune homme n’avait eu le privilège d’une deuxième danse. Chaperonnée par son frère de cinq ans son aîné, elle dansait avec Bernard quand elle le vit. Il était beau, le plus beau de l’assemblée. Elle espérait qu’il l’inviterait à danser. Il s‘était contenté de la regarder de loin un sourire en coin. Cette indifférence teintée d’ironie avait suffi à le rendre irrésistible à ses yeux. Après ce bal, elle l’avait croisé souvent et il ne lui disait pas un mot, se contentant de lui sourire avec nonchalance et passer son chemin. Elle était amoureuse. Plus tard elle avait su par Paul son frère que Robert était tombé amoureux d’elle au premier regard mais il n’avait pas envie de rejoindre la horde de ses admirateurs.

 

Un dimanche Paul l’avait invité à manger et il ils avaient été se promener tous les trois. Paul avait trouvé un prétexte pour les laisser seuls tous les deux et leur histoire avait commencé là, au bord d’un lac, pas loin de la maison familiale. Elle me racontait une histoire surannée mais très attendrissante et je voyais sur son visage une lumière je n’y avais jamais vue.

 

La semaine suivante, il était venu la voir. Il avait à la main droite une rose, et dans la main gauche un vase de verre. Le premier cadeau de Robert, un vase de verre témoin du début de leur histoire. Un vase qui recevait régulièrement une fleur unique que son fiancé lui offrait. Elle avait grâce à lui étendu ses connaissances en horticulture. Je pensais à William, mon petit ami et je me disais que cette lueur là, il ne l’avait jamais allumée dans mes yeux. Je regardais Mbambe qui n’était plus avec moi et je lisais ses seize ans sur ses traits. Quand elle avait eu dix sept ans ils s’étaient fiancés. Elle était fière de lui réserver toutes ses danses. Robert était un homme cultivé. Il aimait lui lire des poèmes assis au bord de l’eau. Il aimait Hugo et Lamartine. Il l’intéressait à la poésie d’Aragon.

 

Malheureusement pour elle, Robert est mort trois semaines avant leur mariage. Son oncle l’avait accidentellement tué pendant la chasse. Léone était enceinte. Elle avait dix neuf ans. On était en mille neuf cent vingt sept. Son ami d’enfance, son ami de toujours, Bernard l’avait épousée et ils étaient partis vivre à Paris. Le bébé de Robert n’avait pas résisté à la faiblesse et à la dépression dans laquelle la mort de son fiancé l’avait réduite. Bernard avait attendu patiemment qu’elle soit prête à l’aimer. Elle ne pouvait pas ne pas l’aimer.

 

Elle avait connu deux amours, un amour flamboyant et un amour tranquille. Sur son visage il était manifeste qu’elle n’avait jamais été aussi vivante qu’avec Robert. Robert l’exaltait, Bernard la rassurait. Robert était flamboyant, il avait un avis sur tout et avait un rapport passionné à son environnement. Elle se leva et alla prendre un livre dans la petite valise dans laquelle elle gardait les photos de sa vie. C’était un livre de poèmes d’Aragon. Elle l’ouvrit et me montra une photo de son Robert.

 

Mbambe avait connu un amour qui la laissait rêveuse soixante ans après. Pendant qu’elle parlait dans un flot inextinguible de mots, je compris qu’elle n’avait pas dû parler de Robert depuis soixante ans. Elle avait cadenassé le souvenir cet amour par respect pour son mari, puis pour son fils. Mais une indignation d’étudiante soixante plus tard jumelée avec la proposition de son fils avait levé le barrage et elle s’autorisait à se souvenir de son premier amour. Elle racontait ce jeune homme passionné curieux du monde qui l’entourait qui avait voyagé dans de nombreux pays et s’indignait sans cesse de la misère dans laquelle certaines populations étaient réduites. Il avait passé quelques temps en Allemagne et s’y était fait des amis. Il avait un côté iconoclaste qui émerveillait la très jeune fille qu’elle était. Il ne craignait pas d’affirmer des positions contraires à celles de la majorité des personnes de son entourage. Pendant que Léone et les jeunes filles de son âge se lamentaient en portant le deuil de Rudolf Valentino, Robert s’inquiétait de l’adoption du fascisme en Italie. Il avait suivi avec passion les développements de l’affaire Sacco et Vanzetti, pestant contre une parodie de justice. Le sort ayant des ironies amères, Robert mourut le vingt-trois août 1927, le jour de l’exécution des deux anarchistes. Il avait vingt-six ans. Cette journée terrible, Leone ne devait jamais l’oublier et tous les vingt-trois août elle commémorait silencieusement le jour où son amour lui avait été arraché. C’était le jour durant lequel elle s’autorisait à ne pas être l’épouse de Bernard, le temps d’une pause, elle était toute à Robert et à son souvenir de lui. Son cœur, son âme, son esprit rejoignaient Robert et ses rêves de bonheur avortés. Robert qui un jour lui avait offert un vase tout simple en verre. C’était le premier cadeau de son fiancé. Elle le chérissait tendrement.

 

 

(à suivre)

 

 



Elle m’appelait Tiki : partie 5

Mbambe Léone avait de surprenantes façons de passer du coq à l’âne dans une conversation. Bien souvent elle me laissait coite tant elle passait littéralement du moucheron au chameau.

Nous étions en plein dans des tensions étudiantes, scandant dans les rues des slogans tels que « Devaquet au piquet », résistant de toute notre énergie à la sélection qui s’annonçait dans les universités.

Peu d’entre nous avaient réellement pris le temps de creuser le projet de loi, nous rêvions d’une réitération de mai 68 d’autant plus que nous étions à Nanterre, épicentre de la contestation de nos mères.

Au contact de ma grand mère adoptée à la vie si dense, je ressentais le besoin de vivre des choses hors du commun. Je ne me résignais pas à l’idée qu’au soir de ma vie je n’aurais qu’un parcours linéaire à raconter à une descendance dépitée. Je rêvais de romanesque, de choses fortes à raconter, d’actions sinon héroïques seraient tout au moins inscrites dans une page d’histoire qui inspirerait mes enfants et petits enfants.

Les manifestations étudiantes ont été le prétexte dont je me suis saisi pour contester, pour m’opposer à l’ordre établi, pour militer. Moi qui n’avais jamais contester l’autorité domestique de mes parents et qui m’étais coulée sans un mot dans le moule de leurs projections sur moi.

William ne me reconnaissait plus, moi dont la vie ne s’était même pas autorisé les crises liées à l’adolescence. A chaque étape de ma vie, j’avais enfilé le vêtement correspondant au prêt à porter identitaire et comportemental proposé par ma famille, ma lignée, ma tribu, mon rang. Je me dirigeais vers un mariage, idéalement à l’âge de vingt-six ans comme ma mère et ses sœurs, avec William, ami de toujours, devenu petit ami, et mari potentiel évident sans que nous en ayons jamais parlé. J’étais une fiancée qu’on n’avait jamais demandée en mariage.

Nos parents étaient amis depuis toujours. Le couple que nous allions former les rassurait. Aucun élément allogène par la tribu, la race ou la classe sociale ne viendrait gripper les rouages de la machine bien huilée de ma « pré-destinée ». Mes échanges avec cette merveilleuse femme me révélaient que les habits de ma prédestination familiale étaient étroits et me donnaient une allure qui parlait de quelqu’un d’autre que moi.

Un soir elle et moi étions en train de discuter après avoir regardé un vieux film avec Suzy Delair et Louis Jouvet entre autres. Si mes souvenirs sont exacts le film s’appelait « Quai des orfèvres ». Il y avait dans le film une chanson entêtante « avec son tralala, son petit tralala… ». Je me suis levée et dans un désir de la faire rire je me suis mise à imiter Suzy Delair en chantant et en dansant. Avec Mbambe Leone je m’autorisais des légèretés et des fantaisies qui dans les autres espaces de ma vies étaient bridées. Comme elle a ri cette nuit là.

Soudain elle m’a appelée et m’a demandé « dans ta langue maternelle comment dit-on le mot chéri ? » Je lui ai répondu « Tiki ». Elle m’a dit c’est joli. Elle a répété le mot quelques instants jusqu’au moment où elle a estimé qu’elle se l’était approprié.

De ce jour elle ne m’a plus appelée autrement que Tiki. Nous étions désormais « Mbambe » et « Tiki » et nous le sommes restées jusqu’au bout.

Parfois, elle disait « Nadine Tiki » cette structuration des mots n’était pas conforme aux usages de ma langue maternelle, mais j’aimais qu’elle m’appelle comme ça et il ne m’est même pas venu à l’esprit de contester la dénaturation structurelle des mots de ma langue maternelle. Cette appelation me parlait une langue éternelle, celle de la tendresse.

 

Après des journées actives à participer à la résistance universitaire, je lui faisais mon compte rendu par le menu. Elle m’écoutait avec ravissement, croisant ma fougue avec celle avec laquelle elle avait lutté avec d’autres femmes pour être une citoyenne qui vote.

Alors que je lui racontais mes journée de révolutionnaire en herbe, elle me dit alors une phrase qui m’a accompagnée longtemps. « Nadine Tiki, tu es en train de devenir toi, de découvrir la femme passionnée cachée en toi. J’en suis heureuse pour toi ma Tiki ».

Il y avait un jeune qui avait été tué lors de manifestations étudiantes. La mort de Malik Oussekine m’avait révoltée. Je parlais avec feu des exactions policières. J’étais remplie d’un feu, d’un bouillonement intérieur. Je savais que ce jeune aurait pu être moi ou un de mes amis. J’espérais un soulèvement qui ferait trembler les responsables du gouvernement et faire tomber le tandem du ministère de l’intérieur.

Je me souviens de son regard attendri quand elle m’a dit « tu me rappelles Robert ».

(à suivre)

 



Elle m’appelait Tiki : partie 4

Léone Elisabeth Marchand, ma mamie de cœur avait un fils unique, Jacques, Chirurgien à bordeaux et conseiller municipal par ailleurs. Il était sa fierté, sa réussite.

Mbambe Leone avait été petite main chez Dior pendant des années et Bernard son mari avait été cordonnier et serrurier. Tous les deux avaient œuvré pour accompagner vers Leur fils avait fait de brillantes études et le couple avait fait des sacrifices pour que leur garçon aille le plus loin possible. Chirurgien, il était respecté par ses pairs et par ses étudiants. Il voyageait par ailleurs de par le monde donnant ça et là des conférences. Jacques s’était marié à la fille d’un notable bordelais et ils avaient trois enfants dont les photos trônaient dans le salon de leur grand-mère. Son fils venait lui rendre visite tous les mois, au moins une fois. En revanche, pour une raison qui m’échappait et sur laquelle Mbambe Leone ne s’était pas étendue, elle n’avait jamais vu ses petits enfants. Ils avaient respectivement seize, douze et huit ans. Je n’arrivais pas à concevoir cette situation. J’étais bloqué en ‘Afritude », mon africanité ne pouvait comprendre cette césure familiale.

Elle trouvait toujours des excuses à son fils et mille et une raisons qui selon elle expliquaient qu’elle soit privée de la vue de ses petits enfants. Quand elle en parlait, sa voix manquait de conviction. Aucune des raisons ne me semblait acceptable quand j’entendais le voile qui se posait sur sa voix. Pendant les vacances leurs parents leurs trouvaient des destinations exotiques ou pédagogiques mais la grand mère ne les voyait pas. Je n’arrivais pas à comprendre que cette femme merveilleuse soit traitée ainsi par son fils unique. Oh quand il passait à Paris, il venait la voir. Sinon il venait la voir le troisième mardi du mois et ils déjeunaient ensemble. Le lundi qui précédait la venue de son fils, Mbambe Léone était toute excitée. Quel secret cachait cette famille ? Je ne pouvais imaginer que la raison soit aussi triviale que la honte de ses origines.

Je l’ai croisé un mardi dans ma rue. C’était un bel homme aux tempes grisonnantes, mais qui dégageait autant de chaleur qu’un iceberg. Il portait un manteau noir et marchait avec l’assurance de ceux qui se savent arrivés. Je ne l’aimais pas. Il faisait pleurer les yeux de ma grand mère de cœur. Ca ne me regardait pas, mais je lui en voulais.

J’avais envie de lui dire son fait, mais je savais qu’en le faisant je franchirais une frontière tacite qui mettrait en cause ma relation avec Mbambe Leone. Je savais qu’elle ne me le pardonnerait pas.

Un soir, alors que je rentrais chez moi, je l’ai vue à la fenêtre. Elle devait m’attendre parce qu’elle fermait normalement ses volets à dix huit heures en hiver et à dix neuf heures en été.

C’était un mardi du mois de Mars, il était dix-neuf heures trente. Je n’avais pas envie de m’arrêter. J’avais en effet un exposé à présenter le lendemain sur les phobies chez l’enfant. Je n’étais pas inspirée et le professeur de psychologie génétique me séduisait moyennement. Il était du genre barbant, voire « barbantissime ». Nous avions déjà eu quelques tensions et je ne pouvais me permettre de me présenter devant lui et devant mes camarades avec un exposé bâclé. Il était de ces professeurs qui prennent plaisir à humilier leurs étudiants. Il devait avoir l’ego bien labile si c’était le moyen qu’il avait trouvé de se gonfler l’estime de soi. La nuit serait longue. La nuit serait café et nicotine. Mais le regard de Mbambe Leone était tel que je ne pouvais passer sur un simple bonsoir. Je suis entrée dans son appartement. Elle tenait dans sa main un mouchoir froissé. De toute évidence, elle était bouleversée. Je n’osais parler, je ne voulais pas tirer d’elle des informations qu’elle n’avait pas prévu de donner. Elle cherchait ses mots et ne les trouvait pas. Elle tendit vers moi une brochure. C’était un document vantant les vertus d’une maison de retraite située du côté de Montreuil. Pourquoi me tendait-elle ce document ? Elle m’avait toujours dit que jamais elle ne quitterait son appartement. Le document dans la main je la regardais interdite. Nous étions le troisième mardi du mois. Son fils lui avait rendu visite. Les choses étaient soudain limpides. La colère montait en moi avec force, mais je la savais illégitime. Je devais en réprimer l’explosion

Elle pleurait avec désespoir. Qu’avaient-ils bien pu se dire pour qu’elle se mette dans cet état ? Plus tard elle m’apprit que son fils souhaitait qu’elle aille dans une maison de retraite. Il n’était pas rassuré de la savoir seule et avait peur qu’il lui arrive malheur. Je jurais intérieurement, utilisant à l’intérieur des mots qui n’auraient jamais osé franchir mes lèvres. Parce que réprimée, ma colère m’autorisait bien des discourtoisies qui auraient dressé sur la tête de mon père les rescapés d’une attaque précoce d’alopécie. Elle avait tenu tête à son fils et lui en avait visiblement coûté.

Je sentais intuitivement que la douleur dans laquelle elle s’abîmait tenait au fait que même pour lui suggérer une maison de retraite, il n’avait pas pensé à la rapprocher de lui sa famille. La proposition de son fils consacrait son exclusion de sa vie et de celles des membres de sa famille. Elle était dans une telle peine que je n’ai pu m’empêcher de pleurer. Je me souviens m’être agenouillée à ses pieds et lui avoir tenu les mains. Je n’osais pas la serrer contre mon cœur, seule l’étreinte d’un de ses descendants lui était nécessaire. C’est de l’embrassade de son fils qu’elle avait besoin. Lui avait probablement d’autres choses en tête il visait un siège député et dans sa soif de notabilité il brisait le cœur de sa mère. A partir de ce moment, elle ne m’a plus parlé de son fils, ni de ses petits enfants. Elle ne parlait même plus de Bernard. Sa mémoire la conduisait plus loin, dans le temps de l’insouciance. Le fil ténu de ses espérances s’était brisé, elle avait semble t-il renoncé à rencontrer les enfants de son fils.

A partir de ce moment je lui rendais visite autant de fois que je pouvais. Quelque fois le samedi après midi, après avoir fait ses courses, je profitais du moment où elle faisait la sieste pour travailler sur la table de la salle à manger. Quand je suis partie trois semaines en Corse avec William, je l’ai appelée tous les vendredis.

(A suivre)



Elle m’appelait Tiki : partie 3

J’ai eu deux grand-mères.

Une que j’ai connue et qui haïssait ma mère et une autre qui l’aimait, mais que je n’ai pas connue. La détestation militante de ma grand-mère paternelle pour maman avait fait tomber entre elle et moi des murs invisibles mais réels qui avaient empêché qu’elle et moi établissions la moindre complicité. Nourrie à la complicité de Denise Grey et Sophie Marceau dans le film « La Boum » j’avais aspiré à cette relation idéale à mes yeux. Ma grand –mère détestait ma mère, elle ne pouvait m’aimer sans réserve, tout au moins à mes yeux et je ne pouvais lui faire confiance.

Mon autre grand mère, je ne connaissais son amour extraordinaire pour ma mère que grâce à ce qu’elle en disait. Ma mère l’avait perdue à dix ans et en gardait une nostalgie blessée. Avec cette grand mère absente j’avais construit une relation complice imaginaire me persuadant qu’elle aurait été réelle si elle avait été là.

Cette grand mère idéale et forcément parfaite parce qu’inaccessible à l’erreur, elle ne laissait pas de place à la grand mère vivante. Le fantasme exacerbant les défauts de la celle qui était là. J’ai porté ce rêve de grand mère pendant mon enfance et inconsciemment à l’adolescence. Une rencontre à six mille kilomètres de mon pays natal avec une mamie aux yeux rieurs et remplis de tendresse allait matérialiser mon rêve de grand mère. J’avais vingt ans, elle soixante dix huit et commençait ma plus belle histoire de tendresse. En été nous allions quelques fois nous promener dans le quartier. J’étais fière de lui donner le bras. Elle s’appuyait sur moi et j’étais heureuse. Dans ma famille ils ne comprenaient pas mon attachement à cette mamie. Je n’avais pas envie qu’ils comprennent. Ils n’étaient pas invités dans notre histoire, dans mon jardin secret.

Je n’avais pas besoin de me forcer à lui rendre visite. Mbambe Léone était de ces femmes qui ne se plaignait jamais, du moins en ma présence. C’était une femme incroyablement positive. Pourtant elle portait en elle une blessure profonde.

 

(à suivre)



Elle m’appelait Tiki : partie 2

Quand je l’ai connue, elle avait soixante dix huit ans et était veuve depuis une vingtaine d’années. Elle était restée mariée quarante ans avec Bernard, un brave monsieur dont elle parlait avec tendresse. La photo de l’absent trônait sur le buffet. Son visage respirait la bonté. Son défunt mari avait le visage rond et de petits yeux pétillants. Il portait une barbe poivre et sel, mais avait choisi de se passer du port de la moustache. Il avait été serrurier et cordonnier. Je trouvais le cocktail intéressant et en même temps , je comprenais mieux les serrures en nombre derrière la porte de celle qui me devenait chère jour après jour. « C’était un bon mari mon Bernard » disait-elle avec tendresse. Il avait été pour elle une de ces amours tranquilles, apaisantes, rassurantes, évidentes, et sans surprise. A la fin de leur vie commune ils pouvaient finir mutuellement leurs phrases me racontait-elle. C’était un homme doux et paisible, un de ceux qui ne hausse jamais le ton. Ils ne s’étaient d’ailleurs jamais disputés, en quarante ans de vie commune. Il lui manquait, ça se voyait, ça s’entendait dans les silences quand elle parlait de lui. Je me souviens d’une fois, elle me racontait un épisode de leur passé, elle s’est tournée vers la chaise sur laquelle Bernard s’asseyait pour déjeuner, comme pour l’inviter dans la conversation. Ca s’est passé le temps d’une fraction de seconde mais le moment avait été suffisant pour que je mesure le vide et l’absence, vingt ans après. Je me souviens que j’ai été très émue. L’espace d’un instant j’ai vu dans ses yeux la solitude. J’aimais voyager dans ses souvenirs avec elle pour guide. Elle m’avait raconté les privations, les déceptions et aussi les rencontres sous l’occupation, alors que Bernard était au front. Elle avait dû fuir plusieurs fois avec son enfant. Grâce à elle la guerre était sortie des livres d’histoires et s’ était matérialisée par sa voix et son regard alors qu’elle racontait sa guerre. Elle racontait l’occupation, les années sans Bernard. Elle disait n’avoir pas été courageuse pendant la guerre pourtant elle avait caché Sara au péril de sa vie. Sara qui s’était éteinte à Jérusalem et dont les descendants, témoins de la mémoire ne manquaient jamais de lui souhaiter son anniversaire. Pour eux, elle était une juste. Elle estimait n’avoir rien fait d’extraordinaire se ce n’est venir en aide à son amie. Elle était modeste. Elle avait fait plus que ça. Elle avait donné à son amie ses bijoux pour qu’elle puisse organiser sa fuite vers la Suisse. Elle gardait des photos de son passé dans une petite valise et au fil de ses narrations elle m’offrait les visages de ses souvenirs grâce aux photos d’époque. Que de vendredis j’ai passés chez elle ! Il n y a pas eu un seul vendredi durant lequel je me suis ennuyée. Un demi siècle d’histoire raconté dans un salon du vingtième arrondissement la transmission de la mémoire d’une française de soixante dix-huit ans à moi, la camerounaise de vingt ans aux balbutiements de sa vie, vivant parfois avec difficulté son entre deux culturel. La sérénité avec laquelle ma nouvelle (m)amie appréhendait sa vie passée et présente avait pour moi des vertus rassurantes. Elle me tutoyait, j’étais incapable de faire de même malgré son insistance. Le tutoiement d’une dame en âge d’être ma grand mère m’était impossible. Elle m’a demandé un jour de ne plus l’appeler « madame Marchand » mais de l’appeler par son prénom. J’en étais incapable. « Dans mon pays on n’appelle pas une grand mère par son prénom » lui ai-je répondu. Elle était de toute évidence réticente à ce que je l’appelle « grand-mère », « mémé » ou « mamie ». Alors pendant longtemps je ne l’ai pas appelée. Privé de l’appellation « madame Marchand » nos conversation semblaient parfois commencer directement au deuxième mot, en faisant l’économie du nom.

 

Le temps passait et notre relation gagnait en profondeur. Mon incapacité à la nommer devenait pesante et antinaturelle au regard des choses que nous partagions. Un vendredi soir, alors que je débarrassais la table entre le bulletin météo et un épisode de Maigret elle m’a demandé « si on était dans ton pays tu m’appellerais comment ? » J’ai répondu « mémé Léone » « non pas en français, dans ta langue tu m’appellerais comment ? » J’ai répondu « Mbambe Léone ». Elle m’a dit alors tu m’appelleras comme ça si tu veux. A partir de ce jour elle est devenue ma’a Mbambe. Ma grand mère de cœur celle que j’avais choisie et adoptée et qui m’avait choisie et adoptée. « Mbambe Léone » avait du mal à prononcer la locution par laquelle je la nommais. Le « M » suivi du « b » achoppait sur son dentier et sur ses habitudes de prononciation. Nous en avons eu des fous rires elle et moi. C’était une femme merveilleuse ma mamie de cœur.

(à suivre)



Elle m’appelait Tiki : partie 1

Debout sur le balcon je voyais le mouvement devant le numéro trois de la rue Frédéric Lemaître. Il était environ dix heures du matin et je regardais ces hommes aller et venir dans l’immeuble l’air affairé. Je savais ce qu’ils faisaient et mon cœur était lourd de chagrin. Peu à peu ils emportaient les traces d’une vie à la fois riche et solitaire. Je les regardais s’affairer et j’avais le cœur serré. Serré de contempler de loin les morceaux de cette vie que l’on jetait sans ménagement dans un camion de déménagement. Une vie entière résumée dans des cartons et des bagages qu’on jetait ou posait dans un camion.

En sortant de l’immeuble, l’un des déménageurs trébucha et fit tomber un vase en verre se fracassa en milliers de morceaux sur la chaussée. Je ne pus retenir un cri de douleur que j’étouffai machinalement du poing. Ils avaient brisé le vase. Le vase de Léone, le souvenir de Robert. Et ils allaient le laisser choir sur un trottoir parisien réduit en débris de verre inintéressant que quelque éboueur nettoierait le lendemain sans mesurer la valeur sentimentale de ces morceaux de verre, morceaux d’une vie.

Un homme en costume qui dirigeait les opérations haussa les épaules marquant par là le peu de considération qu’il avait pour ce vase. Il ne savait pas. Jacques Marchand ne savait pas que pour Léone, sa mère ce vase avait une valeur inestimable.

Pour lui ce n’était que du verre. Pour elle ce vase avait représenté un bonheur absolu et éphémère. En regardant entasser sa vie dans un camion, je mesurais combien elle allait me manquer et combien je l’aimais.

Je me souviens comme si c’était hier de la première fois où nous nous sommes parlées. Ca faisait un moment que je la voyais à sa fenêtre au rez de chaussée de son immeuble. C’était un immeuble ancien de quatre étages. Un de ces immeubles parisiens aux briques épaisses que j’affectionne particulièrement. J’ai appris plus tard qu’elle y vivait depuis plus de trente ans.

C’était un mercredi matin et j’avais cours un peu plus tard que d’habitude. Je pouvais pour une fois me rendre à la fac sans risquer de me rompre le cou. La femme était à sa fenêtre le matin et l’après midi tous les jours de la semaine, comme si le fait de regarder passer du monde était son espace majeur de socialisation. Elle était assise, et elle regardait, jour après jour, semaine après semaine. Que regardait t-elle, à quoi, à qui pensait-elle ? Plus par correction que par intérêt réel, je lui ai dit bonjour ce matin là, j’avais le temps de regarder un autre être humain ce matin là. C’est elle que j’ai regardée. Quelle bonne idée ai-je eu ce jour là. C’est alors qu’il s’est produit une chose extraordinaire elle m’a souri et son sourire a arrêté ma course. Elle avait un sourire d’une douceur extraordinaire et des yeux incroyable de bonté. Je me suis arrêtée. Je ne pouvais pas ne pas m’arrêter. Ces yeux ce sourire nécessitaient davantage qu’une politesse au passage. C’est ce jour là que nous nous sommes parlé la première fois, un mercredi de l’année mille neuf cent quatre vingt six. Petit à petit, nos conversations matinales sont devenues un rituel, je sortais de chez moi plus tôt et pendant une dizaine de minutes je parlais avec elle. Oh rien de bien extraordinaire, de la pluie et du beau temps, des fleurs, des oiseaux, du temps qui passe, de la bonne nuit que nous avions passée, de mes partiels qui arrivaient, de la mort de Gaston Deferre, de celle de Cary Grant. Elle aimait Cary Grant, moi aussi. Ce n’était pas grand chose mais ces minutes étaient devenues importantes. C’est au fil d’une conversation quotidienne d’une dizaine de minutes qu’elle s’est installée durablement dans mon ciel affectif.

Je me souviens d’un matin, alors que je la regardais, je l’ai trouvée bien pâle. Elle m’a dit qu’elle était fatiguée et inquiète. Elle avait mal dormi. Je lui ai proposé d’aller lui chercher son pain plutôt qu’elle le fasse comme tous les matins à huit heures trente. Nous étions en mille neuf cent quatre vingt-six, Charles Pasqua et Robert Pandraud faisaient régner leur définition de l’ordre et les personnes âgées se méfiaient des plus jeunes. Nous étions à l’aube de la médiatisation orchestrée des faits de délinquance. Deux années auparavant Paris avait été secoué par des assassinats de personnes âgées dans le dix huitième arrondissement par un jeune homme qui les avait assassinées juste pour faire la fête. Les personnes âgées avaient vécu dans la terreur. Pour la rassurer sur mes intentions, je lui ai dit qu’elle me donnerait les sous quand je lui aurais apporté son pain. Elle a eu ce sourire lumineux m’a regardée sans rien dire puis elle s’est levée de son siège et s’est dirigée vers ce que je pensais être sa chambre. Quand elle est revenue, elle avait à la main son porte monnaie qu’elle m’a confié l’air malicieux. Ce micro événement a jeté les bases d’une relation unique que pendant cinq ans nous allions bâtir. Très vite il a été une évidence que je me charge de ses courses. Le samedi je venais prendre sa petite liste et me rendais au Franprix. Elle aimait les légumes et faisait un pot au feu comme je n’en ai jamais goûté depuis. Elle ne voulait pas de la viande de supermarché. Elle avait ses habitudes chez le boucher du coin de la rue depuis vingt ans. Je suis devenue une habituée à mon tour en y faisant ses courses. Alors je lui prenais sa viande chez le boucher qui la connaissait depuis vingt ans et savait ce qu’il lui fallait. Ma relation avec elle s’est bâtie comme ça progressivement.

Je ne sais plus comment nous avons instauré notre rencontre du vendredi soir. C’était notre soirée. J’arrivais chez elle juste après la fac et nous nous retrouvions à discuter autour d’une tisane après le repas du soir. Je me souviens que je lui ai fait découvrir les frites de plantain et d’autres plats typique de chez moi. Elle avait une belle curiosité et l’estomac délicat. Les plats trop lourds ou trop épicés passaient mal. Mais elle aimait que je lui parle des richesses culturelles de mon pays. Au fil de ses questions je réalisai le manque de profondeur de mon ancrage culturel. Grâce à elle j’ai découvert le sens de certains rites, de certains noms. Elle avait un intérêt insatiable pour l’autre. En général le vendredi je la quittais à la fin de sa série préférée : Maigret après la lui avoir racontée, parce qu’irrémédiablement elle s’endormait au milieu de l’intrigue. Elle avait préféré Gabin dans le rôle mais trouvait Jean Richard « sympathique de figure ».

 

Elle m’accompagnait et je l’entendais fermer l’un après l’autre les sept verrous de sa porte. Je n’ai jamais vu de porte avec autant de verrous. Je la taquinais en disant qu’il y avait un verrou pour chaque jour de la semaine.

(à suivre)



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