Le 15 octobre 1987, un seïsme d’une magnitude indicible secoue les fondations des espérances de bien de jeunes africains d’Afrique ou de la diaspora. Un homme est mort et avec lui nous avons l’impression que c’est le rêve d’une Afrique différente qui sinon est mort, tout au moins est entré pour un moment dans un coma profond. Dans une Afrique dont les voix dominantes sont celles de Houphouet Boigny, Omar Bongo ou Abdou Diouf, la voix dissonante de celui qui vient de succomber suite à un coup d’état aux ramifications suspectes avait allumé des espérances dans une grande partie de la jeunesse négroafrcaine. Thomas Sankara dont la voix résonnait pour secouer les jougs du paternalisme et de la vassalisation subséquente. Thomas Sankara est mort. Avec lui des rêves d’Afrique semblent être tombés sous les coups de boutoir de l’immobilisme d’une certaine Afrique, celle que l’on ne veut plus voir. Thomas Sankara est mort.
Thomas Sankara figure du changement comme pour d’autres la figure réecrite d’Ernesto Che Guevarra. Thomas Sankara, une figure marquante pour les africains de ma génération, probablement mythifié par nos attentes et nos espérances de changements dans une Afrique livrée aux proxénètes institutionnels habillés en chefs d’Etats qui vendent l’Afrique au plus offrant et pérorent dans les sommets des Nations Unies en prétendant parler au nom de ceux qu’ils ne connaissent pas, et qui de surcroît ne les intéressent pas : nous peuple d’Afrique. Au milieu du requiem joué par les sinistres musiciens d’alors, la voix de Sankara apportait une dissonance qui nous était mélodie d’espérance.
15 octobre 1987 de sinistre mémoire.
Thomas Sankara est mort, et son successeur a rejoint l’orchestre funeste. Le requiem s’est enrichi. En entendez-vous le son au Libéria et en Sierra Léone ? Thomas Sankara est mort, emportant avec lui pour longtemps notre rêve d’Afrique. Depuis son retrait forcé de la scène des vivants, aucune autre voix ne s’est élevée sur la terre mère avec la même force, avec la même audience, avec le même impact, une voix qui ait les résonnances de celle de Thomas Sankara. J’ai conscience que « mon » Thomas Sankara n’est qu’un aspect, une facette de celui qui a pendant quatre ans dirigé le pays baptisé après son accession au pouvoir Burkina Faso (le pays des hommes intègres). Je me souviens du temps où j’étais étudiante (il y a bien une demi éternité
), j’avais un camarade de fac qui venait du Burkina Faso et qui habitait dans un foyer d’étudiants du Burkina dans le 20ème arrondissement de Paris. Nous faisions souvent la route ensemble, habitant moi même le 20ème. Son regard sur Sankara, de même que celui d’autres étudiants du foyer en question, était différent du mien et de celui d’Africains des autres nations que je connaissais. La manière dont Thomas Sankara mettait en oeuvre ses idées nobles au demeurant était vécue de l’intérieur par plusieurs comme despotique et brutale. Cette appréhension de l’homme par certains de ses compatriotes m’a donné un autre regard pour sortir du rêve et réfléchir à la réalité de l’apport de cette figure politique qui reste majeure bien que n’ayant occupé sa fonction présidentielle que durant quatre années. L’intérêt de cette nécessaire confrontation entre le mythe et le réel est que l’on peut quitter le terrain de la tentation de la déification ou « l’angélisation » d’un homme pour en sonder l’apport sur le terrain des idées.
Consciente que la frontière entre le mythe et la réalité est des plus labiles je vous laisse découvrir la voix de Sankara telle qu’elle a résonné à nos espérances. Quelle qu’ait été la probable complexité de l’homme assassiné le 15 octobre 1987, il n’en demeure pas moins que sa voix a été une voix salutaire et c’est une voix qui inspire, et qui, si on la laisse résonner inspirera encore des générations d’humains avides de libertés.
Je vous laisse découvrir Thomas Sankara à la tribune des nations unies le 4 octobre 1984. Force est de constater que (« malheureusement ») son discours est d’une incroyable actualité. Vous comprendrez aussi pourquoi sa voix a résonné si fort et résonne encore magnifiquement dans une jeunesse qui rêve de secouer tous les jougs qui annihilent nos libertés d’être et de faire.
Hommage à Thomas Sankara mort à 38 ans. Thomas Sankara, une voix qui continue à compter, une voix qu’il est bon et utile de réentendre, une voix qui inspire par delà les frontières de l’Afrique et de l’africanité.
Un homme est passé, le rêve continue. 
Discours de Thomas Sankara du 4 octobre 1984 aux Nations Unies
(trouvé sur le site d’Afrikara.com : http://www.afrikara.com/index.php?page=contenu&art=260)
« Permettez, vous qui m’écoutez, que je le dise : je ne parle pas seulement au nom de mon Burkina Faso tant aimé mais également au nom de tous ceux qui ont mal quelque part.
Je parle au nom de ces millions d’êtres qui sont dans les ghettos parce qu’ils ont la peau noire, ou qu’ils sont de cultures différentes et qui bénéficient d’un statut à peine supérieur à celui d’un animal.
Je souffre au nom des Indiens massacrés, écrasés, humiliés et confinés depuis des siècles dans des réserves, afin qu’ils n’aspirent à aucun droit et que leur culture ne puisse s’enrichir en convolant en noces heureuses au contact d’autres cultures, y compris celle de l’envahisseur.
Je m’exclame au nom des chômeurs d’un système structurellement injuste et conjoncturellement désaxé, réduits à ne percevoir de la vie que le reflet de celle des plus nantis.
Je parle au nom des femmes du monde entier, qui souffrent d’un système d’exploitation imposé par les mâles. En ce qui nous concerne, nous sommes prêts à accueillir toutes suggestions du monde entier, nous permettant de parvenir à l’épanouissement total de la femme burkinabè. En retour, nous donnons en partage, à tous les pays, l’expérience positive que nous entreprenons avec des femmes désormais présentes à tous les échelons de l’appareil d’Etat et de la vie sociale au Burkina Faso. Des femmes qui luttent et proclament avec nous, que l’esclave qui n’est pas capable d’assumer sa révolte ne mérite pas que l’on s’apitoie sur son sort.
Cet esclave répondra seul de son malheur s’il se fait des illusions sur la condescendance suspecte d’un maître qui prétend l’affranchir. Seule la lutte libère et nous en appelons à toutes nos sœurs de toutes les races pour qu’elles montent à l’assaut pour la conquête de leurs droits.
Je parle au nom des mères de nos pays démunis qui voient mourir leurs enfants de paludisme ou de diarrhée, ignorant qu’il existe, pour les sauver, des moyens simples que la science des multinationales ne leur offre pas, préférant investir dans les laboratoires de cosmétiques et dans la chirurgie esthétique pour les caprices de quelques femmes ou d’hommes dont la coquetterie est menacée par les excès de calories de leurs repas trop riches et d’une régularité à vous donner, non, plutôt à nous donner, à nous autres du Sahel, le vertige. Ces moyens simples recommandés par l’OMS et l’UNICEF, nous avons décidé de les adopter et de les populariser.
Je parle aussi au nom de l’enfant. L’enfant du pauvre qui a faim et louche furtivement vers l’abondance amoncelée dans une boutique pour riches. La boutique protégée par une épaisse vitre. La vitre défendue par une grille infranchissable. Et la grille gardée par un policier casqué, ganté et armé de matraque. Ce policier placé là par le père d’un autre enfant qui viendra se servir ou plutôt se faire servir parce que présentant toutes les garanties de représentativité et de normes capitalistiques du système. .
Je parle au nom des artistes – poètes, peintres, sculpteurs, musiciens, acteurs – hommes de bien qui voient leur art se prostituer pour l’alchimie des prestidigitations du show-business.
Je crie au nom des journalistes qui sont réduits soit au silence, soit au mensonge, pour ne pas subir les dures lois du chômage.
Je proteste au nom des sportifs du monde entier dont les muscles sont exploités par les systèmes politiques ou les négociants de l’esclavage moderne.
Mon pays est un concentré de tous les malheurs des peuples, une synthèse douloureuse de toutes les souffrances de l’humanité, mais aussi et surtout des espérances de nos luttes.
C’est pourquoi je vibre naturellement au nom des malades qui scrutent avec anxiété les horizons d’une science accaparée par les marchands de canons. Mes pensées vont à tous ceux qui sont touchés par la destruction de la nature et à ces trente millions d’hommes qui vont mourir comme chaque année, abattus par la redoutable arme de la faim…
Je m’élève ici au nom de tous ceux qui cherchent vainement dans quel forum de ce monde ils pourront faire entendre leur voix et la faire prendre en considération, réellement. Sur cette tribune beaucoup m’ont précédé, d’autres viendront après moi. Mais seuls quelques-uns feront la décision. Pourtant nous sommes officiellement présentés comme égaux. Eh bien, je me fais le porte-voix de tous ceux qui cherchent vainement dans quel forum de ce monde ils peuvent se faire entendre. Oui, je veux donc parler au nom de tous les « laissés pour compte » parce que « je suis homme et rien de ce qui est humain ne m’est étranger ».
Photos trouvées sur : http://www.thomassankara.net/galerie/